Liberation - 2019-08-14

(Ron) #1

L’imparfait


Winston Churchill par Gilles Boyer L’eurodéputé


macroniste célèbre l’ironie du chef de guerre britannique


quand l’époque se damne pour de l’exemplarité fadasse.


A


u Parlement européen, à Strasbourg, où je viens d’être
élu, je découvre que mon bureau est dans le «WIC»,
autrement dit Winston Churchill, qui a ici un bâtiment
à son nom, comme d’autres grands européens de l’Histoire.
Décidément, tout me ramène à sir Winston.
Je l’ai vraiment découvert sur le tard, mais il ne me quitte plus.
Me voici mis en demeure d’expliquer pourquoi en 7000 si-
gnes, alors que 7000 pages n’y suffiraient pas. Mais je n’avais
qu’à choisir un sujet plus terne.
Lisez l’une de ses innombrables biographies, et vous lirez un
roman d’aventures. Sur lui, tout a été dit: lui qui a cru toute
sa vie mourir jeune comme son père Lord Randolph, et qui
a, du coup, croqué chaque journée à pleines dents, est mort
à 90 ans, en 1965.
Fils méprisé par son père, soldat (courageux ou inconscient?)
bravant le destin, journaliste correspondant de guerre, dé-
puté pendant près de soixante ans (!), 21 fois candidat aux
législatives pour 16 victoires et 5 défaites,vingt-cinq ans mi-
nistre dont neuf ans Premier ministre, héroïque chef de
guerre, brutalement chassé de Downing Street juste après
avoir conduit le Royaume-Uni à la victoire, avant d’y revenir

six ans après, à 76 ans, dans un ultime sursaut du vieux lion.
Plusieurs fois donné pour mort, physiquement ou politique-
ment, battu quand on le croyait invincible, ressuscité quand
on le croyait fini: un résumé de sa vie. Prix Nobel (en 1953),
aussi, non pas de la paix, mais de littérature, pour «sa maî-
trise de la description historique et biographique ainsi
que pour ses discours brillants pour la défense exaltée des
valeurs humaines».
Il faut l’écouter, de préférence en voiture un soir d’orage, an-
noncer à la Chambre des Communes, le 13 mai 1940, de sa voix
d’outre-tombe: «Je n’ai à vous offrir que du sang, du travail,
des larmes et de la sueur.» Nous autres Français n’en avons
d’ailleurs retenu que le sang et les larmes, expression entrée
dans le langage courant, comme si le travail et la sueur nous
étaient, de toutes ces perspectives, les plus intolérables.
Pour le comprendre, il faut aussi feuilleter sa magnifique cor-
respondance avec sa femme Clementine, qui avait un sacré
caractère, et il en fallait pour vivre durant cinquante-six ans,
et élever cinq enfants, aux côtés de cette tornade. La convain-
cre de l’épouser fut, du propre aveu de sir Winston, son plus
grand exploit et la meilleure décision de sa vie.

Enfin, il faut relire sans cesse les multiples recueils de ses for-
mules et traits d’esprit, qui font partie de moi et qui disent tant
de lui: sa finesse, sa repartie, sa cruauté, aussi, y compris en-
vers lui-même, ce qui est la marque des grands, et son amour
des mots. Toujours frappants, selon les circonstances, drôles,
méchants, touchants ou graves, on ne sait plus trop s’ils sont
authentiques, mais au fond peu importe: ils lui ressemblent
tellement, et on l’imagine les prononcer, le sourire et le cigare
aux lèvres, tandis que son interlocuteur enrage de ne rien
trouver à répondre. La place me manque pour en donner un
échantillon, et en choisir un serait une injure à tous les autres.
Prêt à se damner pour un bon mot, il a en quelque sorte in-
venté Twitter, et il ne le savait pas.
Tout cela pourrait suffire, et plusieurs fois, pour la postérité:
un des seuls qui soit, au fond, si moderne à titre posthume.
Un des seuls, aussi, que l’on aime autant pour ses imperfec-
tions, si patentes, ses défauts, si grands, et pour ses échecs,
si cuisants. A l’heure où nous semblons en quête de l’homme
politique parfait, bien sous tous rapports, au parcours irrépro-
chable, il nous rappelle que l’important n’est sans doute pas
là, mais dans la capacité de se hisser à la hauteur des événe-
ments lorsque l’histoire vient à notre rencontre et dans la
capacité de voir, avant les autres, où nous allons.
Churchill est l’espoir des ron-
douillards qui ne ressem-
blent pas à grand-chose, des
fumeurs et buveurs invété-
rés, l’espoir des insomnia-
ques bordéliques, des retar-
dataires congénitaux, des
soupe au lait, des fantasques,
des gaffeurs, des paniers per-
cés toujours au bord de la
ruine, de tous ceux qui sem-
blent finis pour toujours.
Il est donc l’espoir de beau-
coup de monde.
Mais parmi eux, très peu dis-
posent, en plus de tout cela, de son incroyable audace, de son
génie créatif, de sa capacité de travail, de la verve de l’orateur
de préau, haranguant la foule et captivant la Chambre des
Communes, de sa vision du monde et de l’avenir, de son cou-
rage, de sa résilience.
Winston Churchill était l’excès fait homme. En lui, rien n’était
modéré: ses qualités, ses défauts, ses succès, ses échecs, ses
comportements, ses emportements, ses faiblesses, ses forces,
ses fulgurances, ses presciences, ses dépressions, ses certitu-
des, ses doutes, bref, sa vie. Comme tout un chacun, il avait
des hauts et des bas: mais ses hauts étaient très hauts, et ses
bas étaient très bas.
Il avait ce grain de folie qu’ont souvent en partage les grands
artistes, les grands sportifs et les grands dirigeants, celui qui
fait la bascule, tantôt vers le génie, tantôt vers le ridicule, celui
qui fait qu’on peut conduire l’armée britannique au désastre
des Dardanelles en 1915, puis au triomphe absolu trente ans
plus tard.
Lorsque tout va bien, on le délaisse. Mais lorsque tout va mal,
c’est vers lui qu’on se tourne. N’est-ce pas, au fond, tellement
mieux que l’inverse? Capable du meilleur comme du pire, c’est
dans le pire qu’il fut le meilleur (on dirait que cette formule
a été inventée pour Churchill): le capitaine de gros temps, re-
prenant les rênes de son pays, et du monde libre, au bord de
l’abîme, et qui, sans la Seconde Guerre mondiale, serait sans
doute resté dans l’histoire comme un homme politique drola-
tique, atypique, individualiste, incontrôlable et incompris.
On l’imagine bien détesté de ses pairs, qui ne savaient pas par
quel bout attraper ce sale gosse imprévisible et insolent. Il
resta un sale gosse toute sa vie, et pourtant on a envie de tout
lui pardonner. Et il est resté dans l’histoire quand tant d’autres
de ses contemporains, qui avaient bien moins de défauts et
qui avaient subi bien moins de défaites, sont tombés pour tou-
jours dans l’oubli. N’est pas Winston qui veut, et il ne suffit
pas de s’en réclamer pour l’égaler.
Et s’il fallait une seule raison, comment ne pas aimer celui qui
réplique, lorsqu’on lui fait remarquer, à la fin de sa vie, sa bra-
guette ouverte: «Ne vous en faites pas, un oiseau mort ne tombe
jamais du nid.»?
Si vous le connaissez mal, découvrez-le, et vous l’aimerez
comme moi: tellement imparfait, et tellement présent.•

Par GILLES BOYER
Illustration PAUL BOUTEILLER

Cette semaine, des
personnalités connues,
politiques et écrivains,
chanteur et avocat,
témoignent de leur
admiration pour des
personnages du passé
qui les inspirent autant
qu’ils interrogent
l’époque.

Vendredi : Mark Ashton
par Ian Brossat

ADMIRATION (6/7)


Libération Mercredi 14 et Jeudi 15 Août 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
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