ÉVÉNEMENT
«J
e demande simplement que tout le
monde évite de révéler quoi que ce soit
qui priverait les futurs spectateurs»,
admonestait Tarantino à Cannes, l’air mena-
çant pour les désobéissants. Rompre dans ses
colonnes le pacte de silence auquel l’industrie
veut lier sa publicité, grande pompe répétitive
et embargos VIP, en signifiant à la presse de
la fermer, c’est doubler la transgression du
film, le blasphème de son happy end. Un film
pourtant prêt à retourner la doublure du réel
comme un gant. Car l’étrange beauté à retar-
dement de Once Upon a Time... in Hollywood
tient à sa splendeur théorique, à une émotion
méta comme à rebours du film qui exauce se-
crètement quelque chose du cinéma. Cette
émotion, différée, se propage, libère cres-
cendo sa douleur fantomatiquejusqu’au fi-
nale déchirant chuchoté.
C’est chez Tarantino la première œuvre non
pop, dénuée des apprêts de la parodie. C’est
pour lui l’équivalent de Brigadoon pour Min-
nelli. Le film est d’ailleurs minnellien, l’art et
l’illusion au centre questionnés : l’art déce-
vant de vivre, et l’illusion d’un autre monde,
idéal mais possible. En cela, Once Upon a
Time... est le premier film à poser de façon
aussi prégnante la question du happy end, de
ses implications, à en mettre en exergue l’ab-
solue convention cruciale et magnifique. Hier
le happy end, aujourd’hui le spoiler : ce sont,
de 1969 à 2019, les deux extrémités de la fic-
tion, ses deux tabous, deux interdits – la fin
divulguée (spoilée), et la fin heureuse en dépit
de toute «vraisemblance». Deux façons de ne
rien vouloir savoir et de fixer une limite. Or la
transgression est au fondement du cinéma de
Tarantino, elle l’oblige, le défie: braver l’inter-
dit, enfoncer les limites, profaner la réalité
d’une vengeance inextinguible. Argument
commercial ultime pour assurer le bouche-à-
oreille du film, le spoiler c’est son happy end,
précisément. Le happy end, «révisionnisme»
assumé, trope tarantinien dans le geste van-
dale simultané d’outrage et d’utopie d’ap-
prenti-sorcier. En se posant la seule question
qui vaille, de comment filmer non un person-
nage (Sharon Tate) mais un événement,
trauma, scène primitive d’un destin foudroyé,
le film de Tarantino parcourt toute la distance
de son paradoxe temporel.
REVANCHE
Le sens du tragique de Once Upon a Time... ,
c’est l’ombre de Lucky Luke: elle n’a pas eu le
temps de dégainer que sa balle l’a déjà trans-
percée; l’histoire prise au mot de «qui tire plus
vite que son ombre». Et l’ombre ici, le double
qui prend la balle à la place des autres, c’est
le cascadeur, Booth. C’est la doublure. L’épo-
que est devenue plus tarantinienne que le roi;
toute dévouée au fake news, au ricanement,
à la post-vérité en grilles idéologiques pla-
quées sur toute fiction (forcément douteuse)
qui se doit de passer un test de bonne mora-
lité et de conformité auprès d’instances char-
gées d’en «valider» le droit à l’expression. Il
n’est que de lire les papiers critiques essaimés
outre-Atlantique (sous la plume de Jonathan
Rosenbaum, ou dans les colonnes du L.A. Ti-
mes, sur le site de NBC News etc.) qui repro-
chent au film de faire le jeu, au choix : de
Trump, des virilistes et autres hétéros beaufs,
du patriarcat blanc triomphant.
A cinquante ans de distance, notre monde
juge rétrospectivement celui du film, à coup
d’anachronismes sidérants, veut y voir ce qui
«devrait être» au lieu de ce qu’il en est (du
film). L’époque est révisionniste, bien plus que
Tarantino. Empire démago de l’opinion et du
«post-factuel». Ainsi du statut de la femme
de 1969 révisé à l’aune 2019 : on ne pardonne
pas au passé de n’être pas ce beau rêve réac-
tionnaire, qu’on souhaiterait tant orthodoxe
et «édulcoré», dans lequel se réfugier.
Alors de ce passé pas convenable on se venge,
de sa non-conformité aux conventions du
présent, ce que le cinéma de Tarantino a tou-
jours fait du reste – sauf ici. Pour la première
fois, le film n’est plus le récit d’une vengeance
programmée mais d’une revanche. C’est le ci-
néma qui est sauvé, non plus l’instrument qui
tue en clôture baroque tel qu’y invitait le ma-
niérisme catégorique d’ Inglourious Basterds
en se débarrassant d’Hitler dans l’holocauste
nitrate d’une salle de cinéma, mettant un
terme pour de faux à la guerre.
Comme chez Minnelli, Once Upon a Time...
au plus fort de l’illusion atteint une acmé,
l’expression d’une vérité secrète, d’une tragé-
die fantôme. Un «what if» mélancolique, de
ce qui aurait pu advenir si... Ce que le film dé-
Le happy end ou l’art
de ne rien divulgâcher
Depuis le Festival de Cannes,
Tarantino demande à la presse
de ne pas spoiler son film,
dont toute la dramaturgie
repose en effet sur un coup
de théâtre final. Analyse.
dans la dynamique de
leurs personnages respectifs, Pitt n’ayant ja-
mais atteint, malgré les succès, le statut de
grand acteur virtuose dévolu à DiCaprio, de
dix ans son cadet. Tous deux avaient pourtant
été traités à la même enseigne de «joli blond
jetable» lorsqu’ils ont émergé à peu près en
même temps dans les années 90. Il ne reste
plus grand-chose du DiCaprio éthéré de cette
époque, tandis que Pitt en conserve son beau
torse bronzé, que Tarantino se plaît à exhiber
en le bardant de cicatrices.
GLOIRE VINTAGE
L’affection résignée qu’ils ont l’un pour l’autre,
leurs solitudes parallèles, le monde finissant
qu’ils incarnent, donnent au film sa couleur
sentimentale, renforcée par ses penchants
déambulatoires. Car il était une fois, et peut-
être plus que tout, une ode à Los Angeles re-
constitué dans sa gloire vintage avec un
amour infini, sans recours aux trucages nu-
mériques, parsemé d’enseignes et de néons
aux frontons des restaurants et cinémas pas
forcément mythiques (le resto préféré des pro-
ducteurs de l’âge d’or Musso & Frank, mais
aussi le fast-food mexicain basique Taco Bell),
que Tarantino prend plaisir à regarder s’allu-
merà la tombée du soir, comme autant de ves-
tiges archéologiques pour cette ville née de
nulle part sur un lopin de désert peu de temps
après la fin de la ruée vers l’or. C’est son seul
patrimoine. Et on a parfois l’impression que
le cinéaste a fait ce film juste pour filmer Leo
et Brad en train de «cruiser» gracieusement
en voiture sur Hollywood Boulevard au son de
la radio, prenant à l’occasion une hippie en
stop avec un joint pour tout paiement, exacte-
ment comme dans Model Shop , flânerie cali-
fornienne de Jacques Demy filmée la même
année –le film de Demy fait partie, avec neuf
autres, d’une liste communiquée par Taran-
tino, à potasser avant de voir le sien.
A côté de cet hédonisme angelino fatigué
incarné par le trio DiCaprio-Pitt-LA, la trame
Tate-Manson paraît beaucoup moins aboutie.
Malgré les efforts louables de Margot Robbie,
Sharon Tate fonctionne ici plus comme «fi-
gure» que comme réel personnage, une sorte
de vecteur charmant pour nous mener en dan-
sant, entourée de Steve McQueen et Mama
Cass, à la rencontre de la jet-set de l’époque et
des fêtes données à la Playboy Mansion. Si sa-
crée qu’elle n’est qu’effleurée, sauf lors d’une
séquence attendrie où elle se découvre à
l’écran dans un cinéma de Westwood.
TIMIDITÉ ET ADMIRATION
Charles Manson quant à lui se contente d’une
apparition fugace, et ses adeptes, surtout des
filles à cheveux longs parquées dans un ranch
désaffecté, sont loin d’apparaître aussi inquié-
tantes qu’il le faudrait. Le mal, ici, ne se re-
garde pas en face. Ou alors il ne s’agit que de
le «surpasser», par la violence revancharde
d’une résolution gore aux penchants complai-
sants. Et l’on est en droit de se sentirherméti-
que à cette overdose d’hémoglobine, qui pro-
longe depuis Inglorious Basterds un curieux
rapport du réalisateur envers l’histoire comme
quelque chose qui doit forcément être modifié
par les moyens fantasmatiques du cinéma.
Heureusement, le film ne s’arrête pas là, et
c’est là que Tarantino semble avoir grandi. Le
vrai finale orchestre une rencontre «toute sim-
ple» autour d’un portail et d’un interphone
entre Rick Dalton et l’un des occupants de la
villa voisine de la sienne, Jay Sebring (coiffeur,
membre de l’entouragede Sharon Tate et son
ex-petit ami), incarné par Emile Hirsch. DiCa-
prio n’a peut-être jamais été aussi merveilleux
que lorsqu’il se tortille en regardant ses pieds
tandis que Sharon Tate lui parle à l’inter-
phone, rejouant la timidité de Tarantino lui-
même vis-à-vis de l’actrice pointée plus haut.
Entre le has-been en fin de course et le jeune
branché qui lui exprime sous les étoiles tout
son amour de fan, entre la timidité du premier
et l’admiration décomplexée du deuxième, ils
partagent soudain, en plus de tous leurs silen-
ces gênés, cette sensation volatile et triste
d’un dernier été passé à Hollywood.•
ONCE UPON A TIME... IN HOLLYWOOD
deQUENTIN TARANTINOavec Leonardo
DiCaprio, Brad Pitt, Margot Robbie... 2h41.
Al Pacino incarne Marvin Shwarz, l’agent de Rick Dalton (Leonardo DiCaprio) Sharon Tate (Margot Robbie) sera assassinée par Charles Manson le 9 août 1969.
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4 u Libération Mercredi^14 et Jeudi^15 Août^2019