20 | MERCREDI 14 AOÛT 2019
0123
PORTRAIT
new york correspondant
C’
était un soir
d’automne, de retour
de l’aéroport de La
Guardia. Dans un
taxi jaune, ces taxis immortalisés
en 1976 par Robert de Niro, dans
Taxi Driver, le film de Martin Scor
sese. « Agresser un chauffeur est
puni de vingtcinq ans de prison » :
seul cet écriteau rappelle les temps
anciens, ceux de la violence new
yorkaise, lorsque les junkies et
autres drogués pouvaient tuer ou
assassiner un chauffeur pour lui
dérober quelques dizaines de dol
lars. Désormais, une vitre sépare
les passagers du conducteur et on
paie par carte de crédit.
Celuici ne s’appelle pas Travis,
comme dans le film, mais
Mohamed. Mohamed Rahman,
immigré du Bangladesh qui nous
raccompagne sur les voies défon
cées menant à Manhattan. Allez
savoir pourquoi, il nous prend
pour un Allemand, et la conversa
tion s’engage dans la langue de
Goethe.
Aujourd’hui âgé de 63 ans, Mo
hamed Rahman travaillait dans
les années 1980 à Francfort, en Al
lemagne de l’Ouest. Mais il rêve
d’Amérique et postule au début
des années 1990 à la loterie qui
permet d’obtenir une carte verte
et d’émigrer définitivement aux
EtatsUnis. Bingo, direction New
York avec son épouse. Pour ces
immigrés relégués, l’East River,
qui sépare Manhattan du Bronx
et du Queens, est la frontière en
tre deux mondes. Le premier où
un deuxpièces est loué
4 000 dollars, où la garderie d’en
fants coûte au bas mot 2 000 dol
lars par mois et l’assurance santé
plus de 20 000 dollars par an. Le
second, où l’on s’entasse dans des
appartements minuscules pour
quelques centaines de dollars, vi
votant grâce à l’aide médicale et
l’école publique.
Comment faire autrement,
quand on sait que les chauffeurs
de taxi ne gagnent que
32 000 dollars par an, quand les
salaires moyens newyorkais sont
de 77 000 et ceux dans la finance
de 420 000? « Vous vivez dans un
logement social? ». « Oh non », ré
plique Rahman, avec un ton de
mépris pour ces logements insa
lubres, qui font la honte de la mai
rie de New York.
On s’afflige pour cette popula
tion prisonnière à jamais de son
district. Jusqu’à ce que Moha
med Rahman évoque sa fille. Fiè
rement. « Elle étudie la médecine
à Columbia. Vous pouvez regar
der sur Google. » Ainsi donc, la
fille d’un chauffeur de taxi im
migré du Bangladesh peut dé
crocher une place dans une des
plus prestigieuses universités
des EtatsUnis.
Le rêve américain existe encore,
et l’on va essayer de le rencontrer.
On farfouille dans les mails des
étudiants de Columbia pour en
trer en contact. A 21 ans, Lamia
Rahman est comme tous les étu
diants : plus débordée qu’un mi
nistre, mais l’on finit par la retrou
ver sur les marches de la biblio
thèque de Columbia, superbe bâ
timent perché sur les hauteurs de
Harlem. Jeune femme élégante,
maquillée, piercings et talons
hauts, elle vit désormais sur le
campus : « Je voulais aller à
Columbia ; c’est la seule université
de l’Ivy League à New York [ces
huit universités prestigieuses de
la Côte est fondées le plus souvent
avant l’indépendance améri
caine] et je voulais rester proche de
la maison pour des raisons fami
liales. »
La vie n’a pas toujours été facile.
« Mes parents ont tout sacrifié
pour nous. Ils ont créé une famille
à partir de rien. Ils sont venus alors
qu’ils parlaient à peine anglais »,
explique Lamia Rahman, qui rap
pelle que « l’argent est toujours un
gros problème ». Son père a com
mencé comme gardien de par
king près du World Trade Center,
avant de devenir chauffeur de
taxi. De nuit, en raison d’une ma
ladie des yeux qui lui rend très pé
nible la pleine lumière. Sa mère,
née en 1969, ne parle pas couram
ment l’anglais. « Quand elle allait
chez le médecin, ma sœur ou moi
devions traduire, confie Lamia
Rahman. A la maison, on parle
bengali, mais on échange en an
glais avec mon père. »
Militante sur Facebook
L’intégration avec les trois enfants
(Lamia a une sœur aînée et un
frère cadet) se fait dans un deux
pièces, au rezdechaussée d’un
immeuble de quatre étages du
Queens. « Nous y sommes si atta
chés », explique Lamia, qui nous
montre le bâtiment en brique ré
nové, dans une petite rue, entre le
métro aérien, la voie de chemin de
fer et les avions qui atterrissent à
une cadence infernale à La Guar
dia. « Le bruit? On s’est habitués. »
Sous le métro, des magasins de
toutes les nationalités se sont ins
tallés. « Dans le Queens, la popula
tion est si diverse que vous n’êtes
pas différents. » Jamais un pro
blème de drogue, de violence, ou
avec la police. Son lieu préféré,
c’est Long Island City, zone déglin
guée du district, sur les bords de
l’East River d’où l’on voit les gratte
ciel de Manhattan. C’est là qu’a
voulu s’installer Amazon avant de
jeter l’éponge. « Si on n’a pas voulu
d’eux, c’est à cause du risque de
gentrification », affirme la jeune
femme, qui a voté Bernie Sanders
à la primaire démocrate de 2016.
Le début des années 2000 a tou
tefois été compliqué pour une fa
mille musulmane. « Après les at
tentats du 11 septembre 2001,
c’était difficile. Mes parents ont hé
sité à donner à mon frère, né deux
ans plus tard, un prénom musul
man. Ils craignaient qu’il soit har
celé. » La peur est revenue lors de
l’élection de Donald Trump, ren
forcée par l’interdiction d’entrée
aux EtatsUnis pour les ressortis
sants d’une dizaine de pays à ma
jorité musulmane. « J’étais vrai
ment effrayée pour mes proches »,
explique la jeune femme, qui ob
serve le ramadan et assure vou
loir se marier avec un musulman.
Sur Facebook, elle diffuse une
vidéo dénonçant la répression
chinoise des musulmans ainsi
que la vidéo d’un étudiant afro
américain du campus de Colum
bia malmené par la police. « C’est
systématique, ils demandent aux
jeunes de couleur leurs papiers »,
s’indigne Lamia Rahman, qui en
tend dénoncer le racisme. « Mes
amis sont visés, je dois parler car
j’ai une voix », explique celle qui
s’en est sortie. Le contraste est sai
sissant entre la jeune femme
douce, presque timide, et la mili
tante de Facebook. Qui est la vraie
Lamia? « Les deux. Simplement, je
n’impose pas d’emblée mes opi
nions politiques quand je rencon
tre quelqu’un. » On s’embarque
alors dans une conversation sans
issue sur le voile et la conception
française de la laïcité.
Mieux vaut revenir sur l’éduca
tion. Le père, Mohamed, pousse
ses enfants, sans cesse, en
commençant par les tables de
multiplication. Ils vont à l’école
publique. Aux EtatsUnis, celleci
a mauvaise réputation, mais
bénéficie de cordes de rappel,
pour repérer les bons éléments.
Lamia Rahman a suivi les cours
du soir, aidée par des tuteurs de
l’association Minds Matter,
fondée par des financiers de Wall
Street au début des années 1990,
qui aide les enfants de familles
pauvres à franchir le cap de l’uni
versité. Ils vont dans les écoles dé
nicher les plus prometteurs et les
propulsent à l’université. « J’ai
suivi leur programme à Harlem,
entre 15 et 17 ans, chaque samedi
de 11 à 15 heures », explique la
jeune femme.
« Tu devrais postuler »
A l’été 2014, elle a été envoyée
pendant deux semaines dans
une université du Massachusetts,
près de Boston, et a pu accomplir
l’année suivante un stage d’im
mersion culturelle et linguisti
que en Espagne. Objectif : inté
grer Columbia. « J’hésitais, mais
mon père m’a dit : tu devrais pos
tuler, c’est l’université dont tu rê
ves. » Avec Lamia Rahman, on dé
couvre toutes sortes de forma
tions parallèles qui permettent
de s’en sortir : un long stage où
elle a assisté les étudiants en doc
torat de médecine, un autre pour
devenir secouriste. Et c’est ainsi
qu’on émerge. « Je ne paie rien,
juste ma nourriture. La partie la
plus difficile a été d’être admise,
mais l’argent n’a jamais été le pro
blème », explique la jeune fille qui
partage un logement étudiant
avec une colocataire à deux pas
de Columbia.
On lui demande si elle est béné
ficiaire de l’affirmative action. Elle
nous renvoie au scandale qui
traumatise les EtatsUnis, un sys
tème de corruption ayant permis
à des parents fortunés d’acheter
Lamia Rahman,
le 10 juin,
à Columbia
University.
HEATHER STEN
POUR « LE MONDE »
l’admission de leur progéniture à
l’université. « Les gens qui achè
tent l’entrée de leurs enfants, c’est
ce genre d’affirmative action dont
on devrait se soucier. »
« A New York, j’aime la diversité.
Ce n’est pas l’Oklahoma ou la
Virginie. Tout coûte cher, mais
j’adore New York », explique la
jeune femme. Elle se revendique
« de couleur », et du Bangladesh.
« Je suis du Bangladesh, je n’en ai
pas le passeport mais j’aime le
pays d’où viennent mes parents. Je
ne suis pas qu’américaine. »
C’est au moment où elle est la
plus intégrée, réussissant dans le
modèle américain, à Columbia
qui lui a ouvert ses portes, que
son origine ressort. Bizarre alors
que la diversité de l’université est
manifeste. « A Columbia, il y a une
grande diversité, mais elle est sur
tout économique. Moi, je viens
d’une école publique. Ici, il y a des
gens qui ont énormément
d’argent. Je me sens différente. »
arnaud leparmentier
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Richards, souvenirs du Bronx
Lamia Rahman, du Queens
au rêve américain
L’INTÉGRATION DE LA
FAMILLE AVEC LES
TROIS ENFANTS
SE FAIT DANS UN
DEUXPIÈCES,
AU REZDECHAUSSÉE
D’UN IMMEUBLE
DE QUATRE ÉTAGES
DU QUEENS
NEWYORK AIS(E)S 2 | 6 Milliardaire ou ancien dealeur, artiste ou
enfant d’immigré, tradeuse reconvertie ou élu, ils ont en
commun l’amour de leur ville. Aujourd’hui, la fille d’un
chauffeur de taxi du Bangladesh, étudiante en médecine à
Columbia University
« À NEW YORK,
J’AIME LA DIVERSITÉ.
CE N’EST PAS
L’OKLAHOMA OU
LA VIRGINIE. TOUT
COÛTE CHER, MAIS
J’ADORE NEW YORK »
L’ÉTÉ DES SÉRIES