26 | 0123 MERCREDI 14 AOÛT 2019
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LES VILLES PETITES
ET MOYENNES
QUI NE SONT
PAS DES SITES
TOURISTIQUES
SONT REDEVENUES
VISIBLES
SUR LES CARTES
D
eux logiques s’affrontent à Hon
gkong : celle d’un régime chinois
autoritaire, qui a décrété, le 5 août,
la reprise en main de sa région administra
tive spéciale, et celle d’un mouvement
fluide et informel, que chacune des viola
tions des droits pour lesquelles il se bat
propulse dans un nouveau cycle de protes
tation qui s’ajoute aux revendications ini
tiales. L’aéroport de Hongkong, occupé par
les manifestants, est la scène d’un nouvel
acte de ce mouvement historique né le
9 juin. La confrontation qui se joue désor
mais, sous forme de guerre d’usure, est iné
dite. Les manifestants s’opposent à la fois à
leur gouvernement hongkongais et à la
puissance tutélaire chinoise.
Le signal du raidissement de Pékin a été
donné par un éditorial en « une » du Quoti
dien du peuple, le 5 août, qui a stigmatisé un
petit groupe d’« extrémistes violents », pour
ignorer les 2 millions de citoyens descen
dus dans la rue pour dire non au projet de
loi d’extradition vers la Chine, dénoncé
pour ce qu’il est : le viatique d’une emprise
croissante de Pékin sur Hongkong.
Le pouvoir chinois a déroulé sa contreof
fensive lors d’une réunion de crise à Shen
zhen, sous l’autorité de Zhang Xiaoming, le
chef de l’agence gouvernementale chinoise
chargée de Hongkong : le mouvement est
une « révolution de couleur », c’estàdire
une entreprise de déstabilisation de la
Chine soutenue de l’étranger. L’appui de
Pékin à la police et au gouvernement sera
sans faille. Les « patriotes », députés prochi
nois et hommes d’affaires, ont été priés de
rentrer dans le rang, sous peine de subir de
graves conséquences, à l’instar de la com
pagnie aérienne Cathay Pacific. L’ordre a
été donné à la police, mais aussi à l’appareil
judiciaire, de sévir en usant, cyniquement,
des lois coloniales toujours en vigueur con
tre les « émeutiers » (dix ans de prison).
L’heure n’est plus aux négociations : Zhang
Xiaoming a rejeté tout retrait de la loi d’ex
tradition, et aucune concession ne sera
faite face aux autres revendications des
manifestants.
Le déploiement de forces supplémentai
res en provenance de Chine continentale
continue d’être brandi comme une me
nace. La presse chinoise a montré le dé
ploiement à Shenzhen, à la frontière avec
Hongkong, d’unités mobiles de la police ar
mée du peuple, formellement rattachée à
l’armée, et qui dispose de diverses de forces
(antiterroristes, spéciales, antiémeutes)
pouvant répondre aux objectifs énoncés de
retour à l’ordre. Parallèlement, les arresta
tions continuent, désormais supérieures à
500 personnes.
A deux semaines du record de durée du
« mouvement des parapluies » (79 jours
en 2014 contre 66 aujourd’hui), qui deman
dait une élection au suffrage universel
pour le chef de l’exécutif hongkongais, la
« révolution de notre temps », comme la cé
lèbrent les graffitis à travers Hongkong, est
à une étape critique.
Les sondages montrent qu’une grande
partie de la population soutient les cinq de
mandes initiales des manifestants et dé
nonce les violences policières. Comme
atout, le mouvement compte sur sa flui
dité, son absence de dirigeant identifiable
et le recours aux réseaux sociaux pour té
moigner par des images de chaque viola
tion des droits. Alors que jamais la subordi
nation du pouvoir de Hongkong à Pékin
n’était apparue aussi clairement, « Hon
gkong n’est pas la Chine » est l’un des slo
gans des manifestants les plus présents : la
tentative de reprise en main et les menaces
de Pékin ont encore aggravé la frustration
des Hongkongais de n’avoir pas leur mot à
dire pour choisir ceux qui les dirigent.
ÉTAPE
CRITIQUE
À HONGKONG
Sofia Ventura
En Italie, des législatives
à bref délai seraient
à l’avantage de Salvini
Le pays s’est installé dans l’incertitude depuis
la fin de l’alliance entre la Ligue et le Mouvement
5 étoiles, estime la politiste. Si le ministre de
l’intérieur, Matteo Salvini, veut hâter les élections,
d’autres acteurs politiques sont moins pressés
L’
issue de la crise déclenchée
par Matteo Salvini, leader
de la Ligue, vicepremier
ministre et ministre de
l’intérieur, en rompant son al
liance avec le Mouvement 5 étoi
les (M5S), est incertaine. Les par
tis se montrent dépourvus de
stratégies face au défi de la Ligue.
Le destin de l’Italie seraitil celui
d’un retour aux urnes dans peu
de temps? Des élections à bref dé
lai ne sont pas la seule option en
visagée par les acteurs politiques.
Lors d’une interview parue
dans le Corriere della sera, l’an
cien président du conseil et an
cien secrétaire du Parti démo
crate (PD) Matteo Renzi – qui re
présente la minorité de son parti
même s’il en contrôle les grou
pes parlementaires – s’est posi
tionné comme l’avantgarde de
ceux qui prônent la formation
d’un gouvernement de court
terme – mais pas trop court –
autour du PD et du M5S, afin
d’empêcher Salvini de conquérir
la présidence du conseil. Jusqu’à
ces derniers jours, le chef du M5S,
Luigi Di Maio, avait refusé toute
hypothèse de compromis avec le
PD. Néanmoins, au cours du
weekend, Beppe Grillo, fonda
teur du mouvement, a appelé à
« sauver l’Italie des nouveaux bar
bares ». En conséquence, Di Maio
s’est montré plus ambigu.
Possible alliance à trois
L’incertitude concerne aussi la
forme qui pourrait assumer l’of
fre en cas de nouvelles élections.
Estce que la Ligue ira au vote
toute seule? Ou, plus probable
ment, choisiratelle de s’allier
avec le parti postfasciste Frères
d’Italie (FdI), afin de conquérir en
semble la majorité des sièges? En
outre, estce que M. Salvini a l’in
tention d’embarquer dans une al
liance le désormais petit parti de
Silvio Berlusconi, Forza Italia (FI),
très appauvri depuis la fuite des
ses cadres vers la Ligue et FdI?
Cette alliance à trois est possible.
A gauche, la situation n’est pas
plus claire. L’alliance de centre
gauche n’a pas encore pris forme,
et l’identité de celui qui devrait
recouvrir le rôle de « candidat à la
présidence du conseil » est en
core objet de discussion. Les hési
tations caractérisent aussi le
Mouvement 5 étoiles : pour la ba
taille électorale, Luigi Di Maio
pourrait laisser – ou être obligé
de laisser – la place à quelqu’un
d’autre, par exemple au prési
dent du conseil sortant, Giu
seppe Conte.
En cas d’élections, l’alliance
autour de la Ligue est en cours, et
M. Salvini n’hésite pas à deman
der d’aller tout de suite aux ur
nes. Fort d’un consensus qu’il a
édifié au fil des années, M. Salvini
a enfin pris la décision de capita
liser sa force et de conquérir la
présidence du conseil afin de
gouverner selon sa propre con
ception du pouvoir. En tant que
ministre de l’intérieur, il a géré
les problèmes de l’immigration,
des sauvetages en Méditerranée
et des débarquements sur les cô
tes italiennes en imposant sa vo
lonté aux autres ministres et au
président du conseil.
En outre, à plusieurs reprises, il
s’est substitué au ministre du dé
veloppement économique et au
président du conseil en invitant
les représentants syndicaux au
siège du ministère de l’intérieur,
en présence des seuls ministres
de son parti. Le jour même où il a
annoncé la rupture de la majorité
gouvernementale [jeudi 8 août],
M. Salvini a affirmé sa volonté de
demander aux Italiens les « pleins
pouvoirs pour réaliser ce qu’il
avait promis ».
Dans la démocratie italienne,
personne ne peut obtenir les
pleins pouvoirs et Salvini le sait.
Mais il sait aussi qu’une partie,
certes la plus petite, de son élec
torat apprécie les citations d’un
certain passé et que ce même
électorat en général apprécie
l’évocation de l’homme fort, le
chef qui agit audelà de toute
contrainte. Sa rhétorique et ses
comportements montrent que
pour lui la démocratie se résume
surtout à la volonté populaire.
Les limites au pouvoir, à savoir le
constitutionnalisme – sans le
quel les démocraties libérales
n’existeraient pas –, passent au
second plan.
Arme de propagande
On comprend mieux les préoc
cupations de ceux qui voudraient
éviter les élections à bref délai. En
même temps, les objections à
l’hypothèse d’un gouvernement
pour contrarier l’ascension de
Salvini apparaissent autant signi
ficatives. D’abord, une telle solu
tion donnerait au chef de la Ligue
une puissante arme de propa
gande, en lui permettant de s’éri
ger en tant que défenseur de la
volonté populaire contre le vieux
système politique. Ensuite, elle
empêcherait un réel et efficace
renouvellement des forces politi
ques qui s’opposent au popu
lisme (en particulier le PD), les
obligeant à une alliance « contre
nature » avec un parti illibéral et
populiste (le M5S). Et si l’espoir
qu’une fois dans l’opposition
Matteo Salvini perdrait une par
tie de son consensus s’avérait
vain, le jour de l’affrontement se
rait simplement différé. Dans
cette incertitude, deux choses ap
paraissent clairement : la gravité
du défi auquel la démocratie ita
lienne doit aujourd’hui faire face
et la faiblesse de ceux qui de
vraient la défendre.
Sofia Ventura est professeure
associée de sciences politiques
à l’université de Bologne
UNE PARTIE
DE L’ÉLECTORAT DE
SALVINI APPRÉCIE
L’ÉVOCATION
DU CHEF QUI AGIT
AU-DELÀ DE TOUTE
CONTRAINTE
Sylvain Kahn Avec les « gilets jaunes »,
la France a redécouvert sa géographie
Pour l’historien et géographe, le mouvement social, en occupant les rondspoints et les péages,
a permis à de nombreux Français de découvrir la pluralité de l’espace dans le monde moderne
A
vec le mouvement des « gilets
jaunes », la France redécouvre la
géographie. Après le projet de
fiscalité écologique sur le
carburant, une révolte conflictuelle
très dure tient le pays en haleine de
puis près d’un an. Elle est portée par le
sentiment d’un grand nombre de
Français répartis sur l’ensemble du
territoire national d’être privés de la
possibilité d’effectuer les déplace
ments de la vie quotidienne et de
pouvoir vivre, accéder aux services
publics et consommer là où ils habi
tent. Ce mouvement révèle que l’ap
propriation et la domestication de la
distance, la mobilité comme une res
source, les conflits d’usage de l’espace,
l’injustice spatiale, la production par
chaque groupe social et par chaque
individu d’un capital spatial plus ou
moins élevé sont devenus les caractè
res les plus structurants de la cohésion
sociale et du vivreensemble.
La France entière a, avec le mouve
ment des « gilets jaunes », non seule
ment redécouvert la géographie, mais
aussi sa géographie. Les villes petites et
moyennes qui ne sont pas des sites tou
ristiques sont redevenues visibles sur
les cartes. Plus encore, beaucoup l’ont
été par l’occupation des péages, des par
kings d’hypermarché et des ronds
points, les uns et les autres situés en
bordure des dites villes, comme pour
mieux signifier que toute la France est
spatiale. De façon toujours plus fine,
les géographes ont montré que ce
mouvement est bien plus intense dans
les aires urbaines que dans les zones
statistiquement exclusivement rurales.
Plus intense dans les espaces où la mo
bilité est contrainte que dans celles où
elle est maîtrisée. L’ensemble des Fran
çais a ainsi réalisé que tous les lieux
comptent, qu’il n’y a pas de nonlieux,
mais des hiérarchies de lieux.
Le nonlieu voulait signifier qu’il
existait de par le monde des espaces in
terchangeables, comme horssol, carac
téristiques de la modernité, tels les
grands aéroports internationaux. En
réalité, ces derniers, comme Roissy
CharlesdeGaulle, sont des organismes
urbains en soi, très singuliers, avec des
dizaines de milliers de salariés de tous
types, une composition sociale extrê
mement variée et fine, à chaque fois
spécifique, qui n’épuise pas mais qui au
contraire rend possible le fait qu’ils
soient traversés, on devrait dire plus
justement empruntés, par des dizaines
de millions de passagers.
Un produit de la société
Le cas des aéroports nous permet de
saisir qu’un lieu met en tension
plusieurs fonctions, plusieurs repré
sentations sociales et anthropologi
ques, qu’un lieu existe d’abord parce
que les hommes l’inventent et l’habi
tent, par ce qu’ils en font : l’espace est
un produit de la société, un construit,
et non un point ou une surface passifs.
C’est pourquoi il n’y a pas de nonlieux
qui supposent de façon normative
qu’il y aurait de l’espace noble et de
l’espace sans raison d’être.
En l’occurrence, les rondspoints et
les parkings des hypermarchés sont
justiciables du même traitement que
les aéroports. Certains les prennent
pour des lieux de passage, au sens de
nonlieux sans esprit et sans âme. Pour
d’autres, ils font sens et société. Les
aéroports sont ainsi à l’échelle du
monde ce que les rondspoints sont à
l’échelle d’un pays. Toutefois, les aéro
ports internationaux sont connectés,
eux. Ils le sont par tous les moyens de
transport et de communication possi
bles ; et ils le sont à toutes les échelles :
de la métropole, du pays, de la région
transnationale, du monde.
Les organismes urbains hyper
connectés que sont les aéroports,
comme les rondspoints et les hyper
marchés d’entrée de villes, qui le sont
peu, sont les deux faces de la nouvelle
condition humaine qu’on peut nom
mer « géographicité » : ce qui compte
désormais le plus pour chacun et cha
que société est sa position par rapport
aux centres, sa capacité à choisir l’es
pace où on habite, et plus encore si pos
sible à le coconstruire en interaction
avec les autres acteurs, humains et
nonhumains, qui en sont parties pre
nantes, certains se trouvant tout pro
ches, d’autres très loin. Il est vrai que la
distance n’est aujourd’hui plus tant ki
lométrique que connective. Plus besoin
d’être « sur place » pour être présent
quelque part, tandis qu’être « tout à
côté » ne garantit en rien d’y accéder
- alors même que toutes les places du
monde sont visibles sur des écrans.
C’est pourquoi on occupe tous les
lieux pour faire de la politique.
Occuper la place de la République et les
ChampsElysées, c’est normal, c’est
connu, c’est de l’histoire. Occuper les
parkings, les rondspoints, les péages,
c’est signifier que ces lieux existent,
que la situation dans l’espace est
essentielle, et que le réseau des ronds
points dessine la France. Le mouve
ment des « gilets jaunes » est un mou
vement social qui dévoile ce qu’est l’es
pace dans le monde moderne, dans
toute sa fécondité et sa pluralité. C’est
d’autant plus le cas que le tableau d’en
semble de ce mouvement ne peut être
saisi par des catégories sociales et his
toriques. Il faut en effet convoquer plu
sieurs traditions contradictoires de
l’histoire sociale pour lire les « gilets
jaunes ». Ils s’affilient tout autant aux
jacqueries, aux sansculottes ; aux li
gues ; au poujadisme ; à Mai 1968...
C’est un mouvement populaire, certes,
mais de quel peuple s’agitil?
C’est sa façon de produire de l’espace
et du territoire qui permet de tenir
ensemble les généalogies et les socio
logies si diverses de cette révolte. A son
échelle, la révolte des « gilets jaunes » af
firme la vigueur de la géographicité qui
caractérise désormais toutes les sociétés
humaines partout dans le monde.
Sylvain Kahn est historien
et géographe, membre du laboratoire
Géographie-cités (CNRS, universités
Paris-I et Paris-VII, EHESS)
et du Centre d’histoire de Sciences Po