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FRANCE
MERCREDI 14 AOÛT 2019
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Les bonnes affaires d’Happytal à l’hôpital
Les pratiques de la conciergerie présente dans une centaine d’établissements posent des questions éthiques
ENQUÊTE
C’
est peu de dire que
les comptoirs qui
fleurissent depuis
quelque temps dans
le hall des hôpitaux vendent du
rêve. Des hôtes et hôtesses, tout
sourire, proposent au futur pa
tient d’enregistrer sa demande de
chambre individuelle. A celui
hospitalisé de se faire livrer des
sushis, ou de réserver une coupe
brushing. En appelant Marielle ou
Angélique, le personnel soignant
peut, lui, commander du pain, dé
poser son pressing, et même
s’épargner l’achat des fournitures
scolaires de la rentrée. On privilé
gie évidemment les commer
çants locaux, les prix sont alignés
sur ceux de l’extérieur. Du rêve...
Ce service de conciergerie 5 étoi
les « qui fait du bien à tout le
monde » et « apporte de la dou
ceur » gagne aussi les maisons de
retraite. Happytal, startup lancée
en 2013 par deux anciens du cabi
net de conseil McKinsey, en a fait
sa carte de visite. Présente dans
une centaine d’établissements de
santé et une poignée d’établisse
ment d’hébergement pour per
sonnes âgées dépendantes (Eh
pad), la société, qui annonçait il y a
six mois une levée de fonds de
23 millions d’euros, projette d’oc
cuper 700 lieux d’ici à 2023.
Chaque inauguration de comp
toir s’accompagne d’une petite ré
ception à laquelle sont conviés le
maire de la ville, le député et les
photographes locaux. Mais ce que
ne dit pas la belle histoire, c’est
que derrière le sourire des polos
roses une autre réalité se dessine :
celle d’un business florissant qui
heurte les défenseurs de l’hôpital
public. Des témoignages de pa
tients, de soignants mais aussi
d’anciens salariés recueillis par Le
Monde interrogent sur des prati
ques commerciales menées direc
tement auprès de personnes fra
giles. Et ce alors que la coopérative
hospitalière UniHA a lancé un
nouvel appel d’offres pour signer
un accordcadre avec une concier
gerie. Les candidats ont jusqu’à la
fin de l’été pour se manifester.
Démarchés dans leur chambre
Le modèle économique d’Happy
tal ne repose en réalité pas tant
sur la conciergerie que sur l’opti
misation de la facturation des
chambres individuelles. En
France, l’Assurancemaladie ne
finance la chambre particulière
que pour raisons médicales.
Dans les autres cas, les hôpitaux
peuvent facturer les lits, à condi
tion que le patient en ait fait la
demande par écrit. Derrière, c’est
la complémentaire santé qui
paie. Si le patient en a une.
Pendant des années, les établis
sements n’ont pas vraiment couru
après cet argent : ça n’était pas la
priorité du personnel, qui estime
d’ailleurs que la chambre seule fait
partie des soins et revient à tous.
Mais quand Happytal a présenté
aux hôpitaux les gains potentiels
qu’apporterait une politique ac
tive de récupération des consente
ments, les directions se sont laissé
convaincre. D’autant que la carte
cadeau (15 à 30 euros) à valoir sur la
conciergerie que la société pro
pose d’offrir pour chaque signa
ture rend l’établissement attractif.
Evidemment, tout cela a un coût
- l’hôpital paie un abonnement
mensuel, et 2 à 4 euros par nuitée
facturable – mais l’établissement
s’y retrouve en facturant davan
tage les chambres seules. C’est en
somme ce qu’a expliqué la direc
tion de l’APHP (les hôpitaux pari
siens) lorsque le sujet est revenu
en commission médicale d’éta
blissement (CME), au début de
l’été. Voilà quelque temps que les
représentants des praticiens s’in
terrogent sur le coût de cette con
ciergerie testée dans une dizaine
d’établissements. Selon les infor
mations du Monde, les hôpitaux
de l’Est parisien (Rothschild, Te
non, Trousseau, SaintAntoine)
versent 756 000 euros par an à
Happytal mais, depuis trois ans,
cela rapporte 2 millions d’euros,
leur a til été répondu, le 9 juillet.
Dans le nord, à Bichat et Beaujon,
situé à Clichy, l’abonnement an
nuel coûterait 483 000 euros, mais
en moins de cinq mois le contrat
aurait rapporté 243 000 euros.
« Certes », rétorque Anne Gervais,
hépatologue à Bichat et viceprési
dente de la CME, mais « ces prati
ques posent des questions éthi
ques ». Les patients peuvent être
démarchés dans leur chambre.
« Facturation abusive »
L’APHP et Happytal assurent que
tout est cadré – seulement avec
l’accord des soignants, et pas dans
les services lourds –, « mais le pro
cédé n’est pas clair, insiste la clini
cienne. Il y a des personnes vulné
rables qui ne se rendent pas compte
de ce qu’on leur vend ». « Et il y a ce
risque de traiter différemment un
patient selon ce que sa mutuelle
prend, ou non, en charge. »
D’ailleurs, les adhérents d’une
complémentaire santé reçoivent
la cartecadeau, les autres, rien. Le
danger que les chambres seules re
viennent prioritairement aux si
gnataires n’est pas nul. « Et je ne
parle pas du nouveau degré de pri
vatisation », ajoutetelle.
La première critique, le démar
chage des patients, Julie E. en a ré
cemment fait les frais. Le soir du
1 er juin, elle accouchait de sa
deuxième fille, au CHR d’Orléans.
Dans la nuit, elle est installée en
chambre seule « sans avoir rien
demandé », et lundi 3 juin elle re
çoit la visite d’une dame. « Elle me
présente Happytal. Je pense qu’il
s’agit d’un service de l’hôpital. Elle
me demande si ma mutuelle prend
la chambre en charge, j’appelle ; je
crois comprendre que oui. La
dame me fait signer un papier en
assurant que je n’aurai rien à
payer », raconte la patiente.
Début juillet, la jeune mère re
çoit une facture de 200 euros (qua
tre nuits) que sa mutuelle refuse
de rembourser. « Elle ne rembourse
qu’à partir du 6e jour. » Depuis, elle
dénonce « une facturation abu
sive » et les conditions du recueil
de sa signature : « Je viens d’accou
cher, je dors peu et mal, ma cicatrice
est douloureuse, je ne suis donc pas
en état de réfléchir correctement,
écritelle à la direction de l’hôpital,
le 11 juillet. De plus, les visites étant
interdites le matin, pourquoi est
elle autorisée à venir me voir? »
« On vit sur la bête malade »
Les concierges sontils intéressés
au nombre de consentements re
cueillis? Happytal n’a pas ré
pondu aux questions du Monde,
mais une ancienne salariée décrit
ce travail qui consistait « à inciter
fortement les patients à signer. On
allait dans les salles d’attente, aux
admissions. On était informés des
entrants, et on allait les démarcher
dans leur chambre. On disait venir
pour le suivi administratif. Si la
mutuelle prenait en charge, la per
sonne signait, recevait sa carteca
deau, puis trois semaines plus tard,
elle recevait la facture ». Lucie Cor
neat, infirmière en pneumologie
à Orléans, raconte aussi des per
sonnes qui « nous interrompaient
dans le couloir pour demander le
numéro de chambre d’unetelle ou
d’untel dont ils avaient été infor
més de l’arrivée. Maintenant, ils ar
rivent carrément avec une liste ».
Les conséquences de cela ne sont
pas neutres. Les complémentaires
santé ont enregistré une hausse
des remboursements de cham
bres seules, mais notent aussi une
augmentation du prix de la nuitée.
Happytal le suggère, d’ailleurs,
aux directions. La cartecadeau
« incluse dans le tarif de la chambre
particulière aide à mieux justifier le
tarif de la chambre particulière »,
indique un document de négocia
tion dont le Monde a pris connais
sance. Sauf qu’en bout de chaîne,
c’est le reste à charge des patients
qui augmente. Et si la carte n’est
pas utilisée, le prix de la chambre
ne diminue pas pour autant.
Jean Carré, qui a suivi le dossier
pour SUD, à Orléans, déplore que
« la crise financière des hôpitaux
pousse à opter pour ce type de solu
tion. On vit sur la bête malade ».
« Ces sociétés surfent sur une mis
sion que l’hôpital ne remplit plus,
abonde un interne, à Brest (Finis
tère). On n’investit plus dans les re
pas alors que la guérison des plus
fragiles passe aussi par la nutri
tion. » Quant aux offres destinées
aux soignants : « Réceptionner mes
colis, aller nourrir mon chat? Je n’ai
pas besoin d’une nounou! Je veux
juste travailler moins de 60 heures
par semaine. Tout cela est un pan
sement sur une jambe de bois. »
Les directeurs d’hôpital sont
partagés sur le sujet. Dans le nord
de l’Essonne, Cédric Lussiez, qui a
hérité, à Orsay et Longjumeau, du
contrat de son prédécesseur, in
terroge toutefois le fait qu’une
« société fasse des marges sur de
l’argent qui revient aux hôpitaux.
Des agents pourraient faire ce
même travail ».
émeline cazi
tout en poursuivant sa conquête
des hôpitaux, la société de conciergerie
Happytal s’attelle à proposer ses services
aux maisons de retraite. C’est ainsi
qu’en 2018 elle s’est rapprochée du
groupe Korian, champion européen du
grand âge. Des expérimentations sont
menées à Paris et Nice, un projet est en
cours sur trois établissements, à Tours.
Mais cette expansion inquiète les mêmes
syndicats et soignants qui s’interrogent à
l’hôpital sur des pratiques commerciales
menées auprès de personnes fragiles.
Le Monde a recueilli le témoignage
d’Isabelle Moreau, 58 ans, ancienne de
la communication reconvertie dans
l’accompagnement des seniors, et qui,
au printemps, a postulé pour un CDD de
« chargée de clientèle en Ehpad [établis
sement d’hébergement pour personnes
âgées dépendantes]». Il s’agissait du
projet KorianHappytal à Tours. Recru
tée en mai, elle a mis fin à sa période
d’essai au bout de dixsept jours. Pour
des désaccords sur le contrat, explique
telle, mais aussi parce qu’elle « ne [se]
voyait pas extorquer une prestation à
une dame de 90 ans avec des troubles co
gnitifs. On démarche dans les chambres,
sans témoin. Il ne faudrait pas être pour
suivi pour abus de faiblesse ».
Aboutir à une vente
En répondant à l’annonce, elle pensait
bien que Ehpad et commerce ne faisaient
pas forcément bon ménage, mais elle
voulait croire « que ça allait améliorer les
conditions de vie des résidents ». Elle a vite
déchanté. « Ma semaine de formation fut
une remise en cause de ma relation d’ac
compagnante auprès du grand âge. Là,
on m’explique qu’il y a une mécanique, des
codes, et qu’il faut aboutir à une vente.
Tout est calcul, rien n’est naturel. » Au con
cierge, ou plutôt au « référent confort de
Korian », tel qu’elle devait se présenter,
revient le soin de proposer aux résidents
et à leurs proches la possibilité de faire li
vrer des fleurs, d’appeler une personne
pour les accompagner faire des courses,
une promenade, de réserver une séance
de réflexologie plantaire.
Un cas pratique effectué lors de son der
nier jour de formation a particulière
ment marqué Isabelle Moreau. « Une rési
dente arrivait. Ses deux filles n’étaient pas
d’accord sur le mode d’accompagnement.
Celle qui vivait dans le Sud, pleine de culpa
bilité, voulait savoir en quoi consistait la
conciergerie. Comme je devais vendre de la
prestation, on me laisse en têteàtête avec
cette femme. Elle voulait tout prendre.
Même une dame de compagnie, deux fois
par semaine, alors que l’établissement
propose des animations. A la fin, elle veut
me présenter sa mère. Et dans la chambre
je découvre ma formatrice Happytal aux
côtés du gendre, ce dernier “tout heureux
de savoir notre mère avec des gens d’une
telle qualité relationnelle...” ».
« Mon poste consistait à créer une rela
tion de confiance avec les résidents, deve
nir la meilleure amie des équipes de l’Eh
pad et des familles sans oublier de vendre
de la prestation », résume Mme Moreau.
Jean Carré, qui a suivi le dossier pour SUD
à l’hôpital d’Orléans, déplore qu’« au lieu
de régler le problème des effectifs, on fasse
venir un prestataire pour les plantes vertes
et le chocolat. C’est autant d’argent que les
familles payeront en plus du loyer ».
« On m’a aussi demandé de construire
une base de données en renseignant le
nom des résidents, leurs habitudes, de pré
ciser s’ils étaient autonomes financière
ment, de manière à proposer l’offre com
merciale la plus adaptée. » Isabelle Mo
reau a saisi la Commission nationale de
l’informatique et des libertés et écrit à
l’agence régionale de santé. L’ARS Centre
ValdeLoire a répondu « ne pas être com
pétente en la matière ». Au Monde, le
groupe Korian a répondu respecter le rè
glement général sur la protection des
données (RGPD) en vigueur.
é. ca.
« Je ne me voyais pas extorquer une prestation à une dame de 90 ans »
« Il y a des
personnes
vulnérables
qui ne se rendent
pas compte de ce
qu’on leur vend »
ANNE GERVAIS
hépatologue à l’hôpital Bichat
Les hôpitaux
de l’Est parisien
versent
756 000 euros
par an à Happytal
mais, depuis trois
ans, cela rapporte
2 millions d’euros