LIBÉRATION DE LA PROVENCE
XIV La Marseillaise / mercredi 14 et jeudi 15 août 2019
L
a poussière des combats de la libé-
ration à peine retombée et alors
que la guerre va encore durer près
de neuf mois, le paysage est dantesque
tant les destructions sont immenses en
Provence. Aux bombardements aériens
et aux assauts au sol s’ajoute la politi-
que de la terre brûlée des Allemands.
À Marseille, le pont transbordeur est
dynamité et s’écroule en partie, les pas-
ses du port sont entravées par des navi-
res coulés, neuf kilomètres de quai sur
vingt-cinq ont été détruits, sans compter
les mines. Les Occupants dont une par-
tie remonte la vallée du Rhône laissent
des champs de ruines derrière eux.
C’est Raymond Aubrac, nommé le
7 août par le général de Gaulle commis-
saire régional de la République à Marseille
et pour toute la Provence, qui va devoir
prendre à bras-le-corps la situation.
« Quand Raymond Aubrac arrive à
la préfecture de Marseille, il trouve une si-
tuation catastrophique, il dit que les gens
crèvent de faim et que tous les problèmes
s’aggravent », raconte l’historien Robert
Mencherini. « Le port de Marseille ne
fonctionne plus, il n’y a presque plus d’ar-
rivage et les rares moyens de transport
sont utilisés par les troupes. Les tâches
sont immenses : assurer le ravitaillement
de la population civile, la restauration
de la République et de ses lois, organiser
l’effort de guerre et le redressement éco-
nomique ».
Avec Aubrac, résistants gaullistes et
communistes ont une communauté d’in-
térêt : empêcher l’armée américaine
d’installer l’AMGOT (Allied Military
Government in Occupied Territories)
dans le pays libéré, comme elle l’a fait
en Italie, en prenant tous les pouvoirs
et en imposant le dollar comme mon-
naie. C’est donc une autorité française
qu’il faut imposer d’urgence.
Car les Américains ne sont pas en
reste : ils déminent et restaurent les bas-
sins des ports de Marseille mais aussi
de Port-de-Bouc, essentiels pour le dé-
barquement des hommes, des armes et
des munitions pour les armées qui s’ap-
prêtent à partir à l’assaut de l’Allemagne.
Les Résistants au pouvoir
dans les villes et villages
Près de ce qui deviendra la zone com-
merciale de Plan-de-Campagne, l’armée
US installe une immense base logistique :
la staging area de Calas, capable d’ac-
cueillir 100 000 hommes et leur matériel
avant leur départ pour le front.
L’efficacité américaine est redouta-
ble : en octobre 1944, 246 000 hommes,
444 715 tonnes de matériel et 147 231 vé-
hicules ont été débarqués dans le port de
Marseille qui répare ses installations dé-
truites.
Dans les villes et les villages, ce sont
désormais les Résistants qui sont au pou-
voir. Alors que la police, où des réseaux ont
existé, est décrédibilisée par son attitude
sous Vichy, Raymond Aubrac doit pour-
tant assurer l’ordre public. Il va alors
créer un nouveau corps, constitué de ré-
sistants patentés, les Forces Républicaines
de Sécurité. L’invention marseillaise
prendra pour nom en décembre le nom de
Compagnie Républicaine de Sécurité,
les CRS d’aujourd’hui.
En application du programme du
Conseil National de la Résistance et sous
la direction de Lucien Molino, le leader
de la CGT de Marseille, de nombreuses
entreprises sont réquisitionnées. Quinze
d’entre elles sont placées sous gestion
ouvrière. C’est le cas pour le secteur du
gaz et de l’électricité. L’expérience ser-
vira de modèle national pour la création
d’EDF-GDF. Elle se proposait de « rempla-
cer la notion de profit par celle de ser-
vice ». Robert Mencherini a étudié ces
réquisitions -qui ont été également l’ob-
jet d’un film- dans l’ouvrage La Libération
et les entreprises sous gestion ouvrière,
Marseille 1944-1948 (L’Harmattan, 1994).
« En dépit des reconstructions polémi-
ques ultérieures, suscitées par les désillu-
sions et souvent élaborées au temps de la
guerre froide, il est indéniable que la
Résistance est au pouvoir en août 1944 à
la suite de ce qui, par bien des côtés, peut
apparaître comme une révolution dans
la lignée républicaine, l’ultime révolu-
tion, donc d’un XIXe siècle dont on est
moins éloigné sur bien des plans que d’au-
jourd’hui », analyse le professeur des
universités émérite Jean-Marie Guillon.
« En fonction des rapports de force inter-
nes, elle a mis en place les institutions pro-
jetées depuis des mois : délégations mu-
nicipales, comités locaux de Libération
(tardivement créés, le plus souvent au mo-
ment même de la Libération), Comités
Départementaux de la Libération. Elles
sont parfois imposées au Gouvernement
provisoire et à ses représentants, obligés
de prendre en compte cet état de fait.
Serviteurs de l’État, ceux-ci savent d’au-
tant plus faire la part du feu qu’ils sont,
pour la plupart, des résistants incontes-
tables, à commencer par le commissaire
de la République, Raymond Aubrac, ar-
rivé à Saint-Tropez le 18, qui a pris là ses
premières décisions, avant de rejoindre
Marseille dès le 24 (...) L’essentiel est dans
la volonté partagée de toute la Résistance
de participer effectivement au pouvoir.
Hommes d’ordre, mais d’un ordre qui se
veut populaire et démocratique, « ‘‘pur et
dur’’ après la corruption de l’occupation
et de la collaboration, les résistants sont
des jacobins, marqués par l’idée qu’ils se
font des ‘‘grands ancêtres’’, ceux de 92,
parfois corrigés par ceux de 1917. »
60 00 survivants rentrent
par bateaux ou trains
Raymond Aubrac, dont de Gaulle ju-
geait qu’il « adoptait malaisément la psy-
chologie du haut fonctionnaire », va en-
suite être relevé début 1945. Dès mai 1945
de nouvelles élections municipales vont
être organisées qui seront suivies par
d’autres rendez-vous électoraux de la
IVe République naissante.
Pendant ce temps, c’est l’heure du re-
tour pour les prisonniers de guerre, des
requis du Service du Travail Obligatoire
et des déportés. Marseille accueille l’un
des plus grands centres de France. Une
grande part des survivants, libérés par
les Soviétiques, rentrent par bateau de-
puis Odessa, ou par train d’ailleurs.
Jusqu’à l’été suivant, près de 60 000 per-
sonnes vont ainsi effectuer le voyage
d’un retour qui va s’échelonner jusqu’en
1945.
M.B.
Tout est à reconstruire
après les sabotages nazis
À Marseille,
neuf
kilomètres
de quai ont
été détruits et
de nombreux
navires ont été
coulés. PHOTODR
Les occupants laissent des champs de ruines
derrière eux tant les destructions sont immenses
en Provence. Raymond Aubrac est nommé
commissaire de la République à Marseille.
Il a l’immense et lourde tâche de redresser une
situation catastrophique.