MondeLe - 2019-08-15

(vip2019) #1
JEUDI 15 AOÛT 2019 décryptage| 21

PORTRAIT

D


ans une image de
1938, signée du grand
photographe surréa-
liste mexicain Manuel
Alvarez Bravo (1902-2002), on
aperçoit sa femme, Lola. Cachée
sous un tissu noir, les yeux dans
l’ombre, elle se tient derrière une
étrange boîte équipée de trois pai-
res de lunettes stéréoscopiques et
décorée de petites étoiles, à mi-
chemin entre la table truquée du
magicien et l’appareil photo à
l’ancienne. L’artiste, qui aimait
donner à ses images une dimen-
sion symbolique, a baptisé ce
drôle d’objet sa « boîte à vision ».
Mais la présence de sa femme
en opératrice mystérieuse livre
aussi beaucoup de leurs rapports
de couple : pour Manuel, Lola a
joué le rôle de compagne, d’assis-
tante, de partenaire en photogra-
phie avant de voler de ses propres
ailes. A l’inverse, Manuel fut pour
Lola à la fois celui qui lui a permis
de devenir photographe dans le
Mexique d’après la révolution,
mais aussi celui auquel on l’a
toujours mesurée et qui, par sa
célébrité, l’a longtemps éclipsée.
Née en 1903 dans une famille
riche, Lola (Dolores) Martinez a
vécu ses premières années
comme dans un « conte de fées » à
Mexico. L’enfance dorée s’arrête
brutalement en 1916, quand son
père est terrassé par une crise
cardiaque. L’adolescente est alors
élevée par la famille de son demi-
frère, moins riche, peu aimante et
surtout conservatrice. On l’envoie
faire ses études au couvent pour
en faire une « jeune fille bien »,
c’est-à-dire vouée aux tâches
domestiques.
Le jeune Manuel Alvarez Bravo,
voisin d’enfance de Lola, lui don-
nera l’occasion d’échapper à un
destin traditionnel de femme
mexicaine. Ce surdoué des chif-
fres, passionné par la photogra-
phie et devenu comptable par
nécessité, l’épouse et l’emmène
loin de Mexico, à Oaxaca, pour
son premier poste. Deux années
modestes mais heureuses, et fon-
datrices pour Lola Alvarez Bravo :
elle apprend la photo aux côtés de
Manuel, collabore aux prises de
vue. Mais Oaxaca est aussi le lieu
où la jeune femme découvre la
condition indienne, dont elle fera
un thème central dans ses ima-
ges : la culture vivace, mais aussi
la misère noire et les maladies qui
minent cette population.
Lola Alvarez Bravo dira : « Je me
suis engagée à préserver et à sau-
ver la beauté de la race [indienne] ,
à faire honte à ceux qui sont res-
ponsables face à cette pauvreté, cet
abandon, cette mort lente et terri-
ble. J’ai le devoir de montrer cette
réalité dont nous sommes tous
coupables. Evoquer ce sujet, faire
ce travail est douloureux et horri-
ble : mais ce n’est pas une raison
pour l’éviter. Si j’ai ce don, je dois le
mettre au service de mon peuple. »
De retour dans la capitale, alors
que Manuel devient photographe
à plein temps, les deux participent
activement à la scène culturelle
mexicaine en plein bouillonne-

ment, fréquentent les muralistes
comme Diego Rivera ou le compo-
siteur Carlos Chavez et ouvrent
une mini-galerie dans leur appar-
tement. L’époque, pour les artis-
tes, est à la glorification des raci-
nes mexicaines et au militan-
tisme politique : le couple, qui ap-
partient à la Ligue des artistes et
écrivains révolutionnaires, crée
même le premier ciné-club du
pays. Ils y montrent, entre autres,
les films d’Eisenstein. Tous deux
se lient avec Tina Modotti, photo-
graphe italienne et militante com-
muniste qui a marqué le Mexique
par ses photos engagées, jusqu’à
son expulsion du pays par le gou-
vernement – Manuel prendra
alors sa place au magazine
artistique Folkways , et Lola héri-
tera d’un de ses appareils photo.

LE HASARD ET L’ÉMOTION
Mais c’est lorsque Lola quitte
Manuel en 1934, lassée par ses in-
fidélités, qu’elle va s’engager plei-
nement dans la photographie,
« ce pur désir devenu un travail ».
Elle s’installe chez une autre
femme artiste, indépendante et
fraîchement divorcée, la peintre
Maria Izquierdo. Dans leur appar-
tement, les artistes mexicains,
mais aussi les exilés européens,
se retrouvent souvent tard le soir.
Dans ces années 1930 au Mexi-
que, le gouvernement socialiste
du président Lazaro Cardenas
mise sur l’éducation des masses,
et Lola Alvarez Bravo trouve son
premier emploi au magazine El
Maestro Rural , fondé par le minis-
tère de l’éducation publique, des-
tiné aux jeunes professeurs. Elle
voyage dans le pays, court d’usi-

nes en fermes, touchée par ce
« peuple » dont elle se sent si pro-
che : « Il y a ceux qui se concentrent
sur le paysage ; moi je suis attirée
par les êtres humains , dit-elle.
J’aime leurs combats, leur histoire,
et parfois même leur désespoir,
que je partage. » Elle répond par-
fois à des commandes pour des
magazines comme Voz et Futuro ,
non sans mal : « J’étais la seule
femme à me balader dans la rue
avec un appareil photo. Et tous les
reporters se moquaient de moi.
C’est comme ça que je suis devenue
une battante. » Pendant quelques
années, Lola Alvarez Bravo ouvre
une petite galerie d’art contem-
porain : c’est là qu’elle organise la
première exposition de son amie
Frida Kahlo dans son pays natal,
en 1954, peu avant sa mort – l’ar-
tiste y assistera sur un brancard.
Son recrutement à l’Institut na-
tional des beaux-arts et de la litté-
rature, principale agence artisti-
que du gouvernement, en 1941,
lui permet de développer son
œuvre plus personnelle, en
marge de ses voyages profession-
nels : des nus, des portraits, des
scènes de rue. Mais elle ne vivra
jamais de son œuvre artistique,
faute de marché pour les tirages.
L’influence de Manuel Alvarez
Bravo est perceptible dans ses
images, à travers certains thèmes
surréalistes : photos trouvées,
images d’aveugles ou d’endormis,
cadavres d’animaux. Elle aime
aussi encadrer ses sujets dans
l’ouverture d’une porte, comme
sur une scène de théâtre. Mais Lola
Alvarez Bravo, qui reste
admirative de son ex-mari, est
plus proche de ses sujets que lui,

moins elliptique, moins symboli-
que : elle préfère le hasard et l’émo-
tion à la composition formelle.
« La question, quand je parcours les
rues ou le pays, c’est qu’est-ce que je
vais rencontrer. La photographie
que j’aime a un sens de mystère, de
surprise, d’attente » , dit-elle.

PHOTOMONTAGES ENGAGÉS
Elle photographie inlassable-
ment les Indiens, sans céder au
misérabilisme ou à l’exotisme,
plutôt pour capturer des portraits
d’individus ou des scènes distan-
cées, autant documentaires que
poétiques. « Elle est dans cette
contradiction : à la fois engagée en
faveur de la modernité, et en
même temps nostalgique d’un
monde qui disparaît » , note James
Oles, historien d’art américain,
spécialiste de son œuvre. Lola
Alvarez Bravo est en empathie
avec la condition des femmes :
son Triptyque des martyrs,
en 1949 , montre des prostituées
dont elle a coupé la tête au ca-
drage, comme pour dénoncer
l’exploitation du corps féminin,
dans l’art comme dans la société.
Dans les années 1940, Lola
Alvarez Bravo œuvre essentielle-
ment pour ses portraits : elle fait
des images sensibles de plu-
sieurs amis artistes, comme
l’écrivain Carlos Fuentes, le pein-
tre Juan Soriano, qu’elle photo-
graphie dans des nus sensuels,
ou Frida Kahlo. En 1944, elle
montre cette dernière après de
douloureuses opérations, seule
dans sa chambre, sombre et pen-
sive face au miroir. Juste après sa
mort, Lola Alvarez Bravo fera
aussi des photos : l’une montre

avec pudeur les chiens mexicains
adorés de l’artiste, montant la
garde devant sa porte.
Mais pour James Oles, la princi-
pale contribution de Lola Alvarez
Bravo à l’histoire de l’art est à
chercher dans ses photomonta-
ges, personnels et engagés. « Par-
fois, je voulais dire quelque chose,
et la photographie n’y suffisait
pas » , expliquait la photographe.
Dans les années 1930, mais jus-
qu’aux années 1950, elle a coupé,
collé et agencé ses images, pour
évoquer aussi bien la pauvreté et
les mirages du capitalisme, le
chaos architectural de la ville de
Mexico – son photomontage le
plus réussi – ou des rêveries plus
poétiques.
Ces images ont parfois orné la
couverture de publications, certai-
nes ont été exposées en 1935, mais
elles ont surtout recouvert, en
grand format, la façade de bâti-
ments publics. Il n’en reste,
aujourd’hui, que des maquettes, le
matériau fragile (bois et papier
verni) n’ayant pas résisté au temps
ni à l’indifférence.

La photographe mexicaine
Lola Alvarez Bravo,
dans les années 1930.
MANUEL ALVAREZ BRAVO ARCHIVIO

Car, à partir des années 1960, le
travail de la pionnière est tombé
dans l’oubli. Il faudra l’obstination
de l’historien de l’art mexicain
Olivier Debroise pour que le pays
retrouve son œuvre, au début des
années 1980. Une redécouverte
aidée par la « Frida Kahlo mania »,
que Lola Alvarez Bravo avait beau-
coup photographiée.
Une grande rétrospective est or-
ganisée en 1992 à Mexico, peu de
temps avant sa mort, en 1993. A
partir de septembre, et jusqu’en
janvier 2020, une exposition col-
lective à l’Art Institute de Chicago
montrera les photomontages de
l’artiste restée toute sa vie enraci-
née au Mexique : « Si ma photo-
graphie peut être utile , disait-elle,
c’est parce qu’elle est une chroni-
que de mon pays, de mon époque,
de mon peuple ; des changements
traversés par le Mexique et des
choses aujourd’hui disparues. » p
claire guillot

Livres : Lola Alvarez Bravo and
the Photography of an Era, de
James Oles, RM, 2012 ; Lola
Alvarez Bravo, d’Elizabeth Ferrer,
Aperture, 2006 ; Lola Alvarez
Bravo in Her Own Light, d’Olivier
Debroise, Center for Creative
Photography, 1994 ; In a Cloud,
in a Wall, in a Chair, Six
Modernists in Mexico at
Midcentury (catalogue de
l’exposition collective présentée à
l’Art Institute de Chicago, de
septembre 2019 à janvier 2020),
Yale University Press, 2019.

Prochain article
Christine de Pizan, figure
de la littérature médiévale

Lola Alvarez Bravo, pionnière

méconnue de la photographie

« J’ÉTAIS LA SEULE FEMME

À ME BALADER DANS

LA RUE AVEC UN APPAREIL

PHOTO. ET TOUS

LES REPORTERS

SE MOQUAIENT DE MOI.

C’EST COMME ÇA QUE

JE SUIS DEVENUE

UNE BATTANTE »
LOLA ALVAREZ BRAVO
photographe

FEMMES ARTISTES OUBLIÉES 3 | 6 Longtemps éclipsée par son ex-mari,

le photographe Manuel Alvarez Bravo, cette figure de la scène

culturelle mexicaine a pourtant laissé des photomontages

audacieux, des images de son pays en pleine mutation,

des portraits de ses amis artistes, dont Frida Kahlo

SES IMAGES ONT

RECOUVERT LA FAÇADE

DE BÂTIMENTS PUBLICS.

IL N’EN RESTE QUE DES

MAQUETTES, LE MATÉRIAU

FRAGILE N’AYANT PAS

RÉSISTÉ AU TEMPS

NI À L’INDIFFÉRENCE

L’ÉTÉ DES SÉRIES
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