MondeLe - 2019-08-15

(vip2019) #1

JEUDI 15 AOÛT 2019 idées| 23


E

n France, de la Libération aux an-
nées 2010, le vote des catholiques
pratiquants a été stable : ils
votaient majoritairement droite
conservatrice et centre droit mais
étaient sous-représentés dans le
vote extrême droite. L’épiscopat appelait à
voter en prenant en compte une vision
globale du « bien » mais en laissant à
chacun le soin de hiérarchiser les diffé-
rents « biens » (ce qui était la vision de la
démocratie chrétienne, même si cette
dernière n’a jamais pris en France comme
parti politique).
Tout change autour de 2010. Le tabou
contre le vote pour le Front national
tombe, un petit groupe de catholiques
militants pousse, en 2007, le président
Sarkozy à défendre une vision plus chré-
tienne de la France et de la société, mais
surtout La Manif pour tous (2012) entraîne
l’apparition d’un « parti catholique » qui
milite pour la défense des principes non
négociables sur la famille, la procréation et
la transmission (on sort du thème de la
vision globale du « bien » pour s’attacher à
un aspect spécifique érigé en absolu).
La Manif pour tous (MPT) au début ne se
voulait pas l’expression de la commu-
nauté catholique : mais, malgré ses efforts,
elle n’a guère rallié en dehors des catholi-
ques pratiquants (à part quelques psycha-
nalystes lacaniens dont le poids électoral
est nul). Sens commun exprime ce passage
au politique : un parti catholique qui joue
sur un chantage électoral envers les candi-
dats de droite pour qu’ils s’engagent à met-
tre en œuvre les « principes non
négociables » (annulation du mariage
homosexuel, rejet de la théorie du genre,
interdiction de la PMA).
Cette stratégie électorale a été un échec.
Alors que le candidat François-Xavier
Bellamy a fait une bonne campagne pour
les Républicains aux élections européen-
nes de 2019, son score de 8,5 % est le pire de
la droite conservatrice en France. La
première remarque est que le poids des
catholiques pratiquants est très faible en
France (moins de 5 % des Français) ; deuxiè-
mement, la majorité des catholiques prati-
quants est revenue au vote centre droit tra-
ditionnel, incarné cette fois par La Républi-
que en marche (LRM) ; troisièmement,
l’opinion publique n’est pas intéressée par
une « contre-révolution » anti-soixante-
huitarde. Il ne reste donc qu’un petit noyau
d’irréductibles catholiques « observants »
(selon l’expression du sociologue Yann Rai-
son du Cleuziou), c’est-à-dire qui donnent
la priorité aux principes normatifs de
l’Eglise dans leur vie sociale et politique.
Car, au-delà de ces considérations pure-
ment électorales, l’échec de la traduction
en politique de la MPT révèle une muta-
tion profonde de la société française, qui
pousse les catholiques observants à la

marge de la vie politique. L’échec de la
stratégie de lobbying électoral est structu-
rel : aucun candidat souhaitant être élu ne
peut s’engager sur les « principes non né-
gociables », parce que c’est la garantie de la
défaite. La société française a entériné les
nouvelles valeurs issues de la révolution
anthropologique des années 1960. La sé-
cularisation a gagné (ce que Marine Le
Pen a bien compris, qui met la laïcité et
non le christianisme au cœur de l’identité
française).
Or les valeurs défendues par la MPT sont
dans la droite ligne de l’encyclique Huma-
nae Vitae. Cette encyclique (juillet 1968)
proclamait le rejet explicite des nouvelles
valeurs de 1968.

Chantage aux voix
Faisons ici un petit retour en arrière.
Jusque dans les années 1960 les valeurs
dominantes des sociétés européennes
étaient des valeurs chrétiennes séculari-
sées. Les Lumières, de Descartes à Kant,
n’ont pas proposé d’autres valeurs, elles
ont proposé un autre fondement (la
Raison) aux mêmes valeurs. Rappelons
que Jules Ferry n’a jamais opposé une mo-
rale laïque à la morale chrétienne : il a écrit
qu’il n’y avait qu’une seule morale, aussi
évidente que l’arithmétique. La consé-
quence est que, avec le code Napoléon, le
droit français (comme les autres droits
européens) a entériné une anthropologie
« chrétienne » (sur la complémentarité
homme-femme, la procréation, la famille,
etc.). Le seul conflit « moral » avec l’Eglise a
porté au XIXe siècle sur le droit au divorce,
mais celui-ci a continué de reposer sur la
notion de « faute » jusqu’en 1975 en France.
Les années 1960 introduisent un nou-
veau paradigme anthropologique : en sim-
plifiant, c’est la centralité de la liberté de
l’individu désirant. Ce principe est peu à
peu entériné par le droit : c’est la droite li-
bérale du président Giscard d’Estaing qui a
amorcé la refonte du code napoléonien.
Cela débouche très logiquement, après le
droit à l’avortement, sur le mariage homo-
sexuel et sur la PMA, entraînant donc une
« réaction catholique » (les protestants
européens choisissant plutôt de « s’autosé-
culariser » ). Tous les papes, de Paul VI à
François, rappellent les gouvernants à l’or-
dre. C’est Benoît XVI qui a fait la liste la plus
précise des « principes non négociables ».
En axant toute leur campagne sur ces
principes, la MPT et Sens commun inter-
pellent l’opinion publique et cherchent
un relais politique, en effectuant une
sorte de chantage aux voix. Leur objectif
est bien une contre-révolution : refouler
la pensée soixante-huitarde. C’est un
échec total. Pourquoi?
Comme nous l’avons dit, aucun homme
politique n’est prêt à faire campagne en
faveur des principes non négociables

parce que les nouvelles valeurs sont en-
trées dans les mœurs, y compris à droite et
parmi les populistes. La seule concession
que des hommes politiques peuvent faire
c’est de mentionner « l’identité chré-
tienne » , à condition que cela n’implique
rien quant à la mise en œuvre des valeurs
chrétiennes. Et ceux d’entre eux qui se
disent « à titre personnel » opposés à l’avor-
tement s’empressent de déclarer qu’ils ne
remettront pas ce droit en cause.

Vocations et pratiques en chute
C’est le grand malentendu qui commence
avec le discours de Latran (20 décem-
bre 2007) de Sarkozy et se termine récem-
ment avec le discours de Macron sur Notre-
Dame (15 avril 2019) : pour l’immense majo-
rité des hommes et femmes politiques, le
christianisme est un « patrimoine » , un
nœud de « racines » et une « identité » , ja-
mais une foi ou un système de valeurs et de
normes. Le christianisme est notre passé,
pas notre avenir. Les populistes sont des
enfants de 1968, qui veulent toujours jouir,
mais seulement entre eux. La droite con-
servatrice en Europe occidentale n’est plus
chrétienne depuis trente ans au moins
(Berlusconi, Sarkozy, Cameron...).
Non seulement le thème de l’identité
n’est en rien porteur de valeurs, non seule-
ment il sert avant tout à fermer la porte
aux musulmans, mais l’utilisation incan-
tatoire que l’on en fait contribue... à sécula-
riser le christianisme en le folklorisant. La
mise en place de crèches de Noël dans les
mairies, l’apposition de croix et de crucifix
sur les bâtiments publics, les sonneries de
cloches, etc. ne produiront aucun retour à
la pratique religieuse.
Nous assistons au contraire à une exten-
sion de l’exclusion du religieux de l’espace
public : les mesures contre l’islam (inter-
diction du voile) entraînent soit l’élimina-
tion des autres signes religieux, soit leur
relégation au domaine de la culture, voire
du folklore (le crucifix est autorisé dans
les écoles italiennes par la Cour euro-
péenne des droits de l’homme parce qu’il

n’est qu’un « symbole culturel » ). Soit on
attend la « divine surprise » (En 1940,
Maurras saluant l’arrivée du maréchal Pé-
tain de 1940) qui permettrait de passer la
contre-révolution en contrebande (mais
le retour de bâton sera dur), soit on se re-
plie sur l ’« option bénédictine » (vivre sa foi
entre soi), soit on sort de ce combat nor-
matif et légaliste qui n’a aucune chance de
passer sans adhésion de l’opinion publi-
que (rappelons qu’aux Etats-Unis, les
évangéliques ont une base électorale so-
lide, même si sur le long terme ils font cer-
tainement une erreur en misant tout sur
le contrôle de la Cour suprême et sur la
mise en œuvre de leurs « valeurs » par la
coercition juridique).
Car la visibilité du « retour du religieux »
ne doit pas faire illusion : vocations et pra-
tiques continuent de chuter. La volonté de
jeunes et brillants intellos néocathos de
renverser la vapeur est illusoire : ils s’atta-
quent à des moulins en ruine (le politique-
ment correct, le multiculturalisme) et pas
à la mutation anthropologique de la so-
ciété. On reste dans Causeur et le Figaro-
Vox , en psalmodiant de l’Antonio Gramsci
sur une nouvelle hégémonie culturelle
conservatrice qui ne vient pas. Quant aux
écrivains « catho-laïques » qui, comme Mi-
chel Houellebecq, disent avoir la nostalgie
de la France catholique mais s’ennuient au
bout de trois jours dans un monastère, ils
sont bien l’expression de leur époque dé-
pressive et n’apportent pas le souffle des
Charles Péguy, Paul Claudel, François Mau-
riac ou Georges Bernanos. Le souffle de
l’esprit bien sûr.p

Olivier Roy est professeur à l’institut
universitaire européen de Florence
(Italie), politiste et spécialiste de l’islam.
Il est l’auteur de plusieurs ouvrages,
dont « L’Europe est-elle chrétienne? »
(Le Seuil, 204 p., 17 euros)

L’ÉCHEC DE

LA TRADUCTION

EN POLITIQUE

DE LA MANIF POUR

TOUS RÉVÈLE

UNE MUTATION

PROFONDE DE

LA SOCIÉTÉ,

QUI POUSSE LES

CATHOLIQUES

OBSERVANTS

À LA MARGE DE

LA VIE POLITIQUE

Olivier Roy

En France, le vote

catholique est dans

une impasse

La lutte contre la PMA, après La Manif pour tous,

peut-elle remobiliser un « vote catholique »

et influer sur les prochaines élections?

Pas évident, selon le politiste, qui considère

que l’on assiste plutôt à l’exclusion

du religieux de l’espace public

YANN LEGENDRE

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