LUNDI 19 AOÛT 2019 LE TEMPS
Culture 13
ANTOINE DUPLAN, LOCARNO
t @duplantoine
C’est un fragment arraché à
l’étoffe de la nuit, une immersion
au plus profond de la misère
matérielle et spirituelle, un
séjour chez les enfants de Caïn,
un cauchemar claustrophobe où
l’amour et l’espoir ont sombré...
C’est Vitalina Varela, Léopard
d’or du 72e Locarno Festival.
Cette œuvre belle comme un trou
noir est signée Pedro Costa. Le
réalisateur avait reçu le Prix de
la mise en scène à Locarno en
2014 pour Cavalo Dinheiro. Son
nouveau film, formellement
splendide (un art du clair-obscur
digne des maîtres flamands) et
humainement terrible a fait
l’unanimité parmi les festivaliers
et séduit le jury présidé par
Catherine Breillat.
Pythie d’ébène
Venue du Cap-Vert, Vitalina
Varela, 55 ans, débarque à Lis-
bonne pour retrouver son mari,
qui y a immigré des décennies
auparavant. Elle arrive trop tard:
il est décédé trois jours plus tôt.
Elle n’a rien de la veuve éplorée,
car elle «ne pleure pas les lâches».
Brûlant de colère, la bouche
pleine d’imprécations, elle inter-
pelle le défunt: «Tu ne m’atten-
dais pas. Même mort, tu ne vou-
lais pas de moi auprès de toi.» Elle
demande une messe au vieux
prêtre. Mais celui-ci a perdu la
foi, il prêche que «la peur peut
entrer au Royaume des cieux».
En repérage, Pedro Costa a
frappé à une porte. C’est Vitalina
Varela qui a ouvert et s’est impo-
sée comme l’héroïne dont il avait
besoin. Cette Pythie d’ébène
éclaire de son regard noir les
stances de la déréliction. Elle
remporte le Léopard de la meil-
leure interprétation féminine, et
le Pardo d’or récompense le film
auquel elle donne son âme et son
nom. Il s’agit sans doute d’un cas
unique où la comédienne et
l’œuvre se confondent inextrica-
blement, comme la réalité et la
fiction.
L’exorcisme
d’Isadora Duncan
Il y a eu des années où certains
films présentés en Concorso se
partageaient entre auteurisme
arrogant et impéritie patente. La
première sélection de Lili Hins-
tin s’avère tout à fait digne et
souvent passionnante. Le Prix
spécial du jury va à Pa-go, de Park
Jung-bum (Corée), une histoire
policière située sur une île à
l’écart de tout et pleine de sauva-
gerie: les sangliers font des
ravages et les pêcheurs du coin
contraignent une jeune fille à se
prostituer. Moral en berne, ce
film se caractérise par son
humeur glauque. Manque-t-il
d’un peu de feu?
Le Prix de la mise en scène va
logiquement à Damien Manivel,
car Les Enfants d’Isadora est un
film sur la mise en scène. Pour
exorciser le deuil de ses deux
enfants, morts accidentellement,
Isadora Duncan créa Mother. Un
siècle plus tard, une chorégraphe
reprend cette danse solo. Le film
prend un joli chemin de traverse
en suivant après le spectacle une
vieille femme boiteuse, qui, ren-
trée chez elle, rejoue malgré
sa lourdeur les gestes d’apaise-
ment imaginés par la fameuse
danseuse.
Fièvre étrange
Léopard pour la meilleure
interprétation masculine, Regis
Myrupu est un Indien Desana.
Dans A febre, il tient le rôle de
Justino, qui a quitté la forêt
pour gagner sa croûte dans le
Brésil moderne. Mais peut-on
oublier la terre de ses ancêtres?
Il souffre d’une fièvre étrange, et
l’appel des profondeurs amazo-
niennes se fait toujours plus
pressant.
Quant à Hiruk-Pikuk Si Al-Kisah
(The Science of Fictions), de Yosep
Anggi Noen, Mention spéciale, il
propose des pistes intéressantes
(l’alunissage de 1969 aurait été
filmé secrètement en Indoné-
sie...), mais pèche par un rien
d’hermétisme.
On regrettera l’absence au Pal-
marès de Bergmal de Runar
Runarsson, un portrait sociolo-
gique, économique et psycholo-
gique de l’Islande en 49 fragments
d’une chronologie du hasard,
ainsi que celle des fantômes déli-
cats et des amours interdites de
Yokogao, de Koji Fukada. n
Vitalina Varela, Prix d’interprétation féminine, et Pedro Costa, Léopard d’or du 72e Locarno Festival. (URS FLUEELER/KEYSTONE)
Vitalina Varela entre dans la gloire
LOCARNO FESTIVAL Avec le Prix d’interprétation féminine et le Léopard d’or, Vitalina Varela, l’actrice cap-verdienne,
et le superbe film ténébreux auquel elle donne son nom sont les vainqueurs indiscutables de l’édition 2019
STÉPHANE GOBBO
t @StephGobbo
Peter Fonda serait-il l’homme
d’un seul film? A l’annonce de sa
disparition, survenue
le 16 août à Los Angeles à la suite
d’un cancer du poumon, Easy
Rider a en effet été largement com-
menté, comme si toute sa filmo-
graphie se cristallisait autour de
ce film culte. Mais il est vrai que
l’importance de ce classique qu’il
avait coécrit – et qui sera réalisé
par son partenaire à l’écran Dennis
Hopper – est telle qu’il est impos-
sible de ne pas la souligner.
Easy Rider, sorti en juillet 1969,
à un mois du Festival de
Woodstock, est d’abord un film
générationnel. Il raconte une autre
manière d’envisager la vie, les
rêves d’une jeunesse inspirée par
le mouvement hippie mais qui se
confrontera brutalement à une
Amérique encore conservatrice et
intolérante. Easy Rider, c’est aussi
un film qui préfigurera, tout
comme Macadam Cowboy, sorti
peu avant, l’émergence d’une nou-
velle génération de cinéastes ayant
à cœur de placer des enjeux
sociaux et politiques au cœur de
leurs films. Les années 1970 seront
celles du Nouvel Hollywood, d’une
nouvelle vague emmenée par Fran-
cis Ford Coppola, Steven Spiel-
berg, Martin Scorsese, Brian De
Palma et autres.
Avant de jouer au motard idéa-
liste dans Easy Rider, Peter Fonda
n’avait que quelques petits rôles à
son actif. Ce film lancera sa car-
rière, comme celle de son père
Henry avait décollé en 1940 avec
Les Raisins de la colère, de John
Ford. Il tournera ensuite dans plus
de 50 films et obtiendra enfin l’Os-
car du meilleur acteur en 1998
pour le drame L’Or de la vie. Il sera
cet automne à l’affiche du film de
guerre The Last Full Measure. Son
élégance et sa discrétion en auront
fait un acteur précieux à défaut
d’une star. n
DISPARITION Décédé samedi à
l’âge de 79 ans, l’acteur américain
aura toute sa vie été associé au film
culte «Easy Rider», qu’il avait coécrit
Peter Fonda,
l’éternel motard
PALMARÈS
Léopard d’or: Vitalina Varela, de Pedro Costa (Portugal)
Prix spécial du jury: Pa-go (Height of the Wave), de Park
Jung-bum, Corée du Sud
Prix de la mise en scène: Les Enfants d’Isadora, de Damien
Manivel (France, Corée du Sud)
Mention spéciale: Hiruk-pikuk si al-kisah (The Science of
Fictions), de Yosep Anggi Noen (Indonésie, Malaisie,
France) et Maternal, de Maura Delpero (Italie, Argentine)
Prix d’interprétation féminine: Vitalina Varela dans
Vitalina Varela, de Pedro Costa (Portugal)
Prix d’interprétation masculine: Regis Myrupu, dans
A febre, de Maya Da-Rin (Brésil, France, Allemagne)
Prix du public (Piazza Grande): Camille, de Boris Lojkine
(France)
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