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GÉOPOLITIQUE
DIMANCHE 11 LUNDI 12 AOÛT 2019
0123
adrien le gal
malé envoyé spécial
L
es Maldiviens ne se lassent pas
du spectacle. Jeté audessus de
l’océan Indien, l’ouvrage de béton
et de bitume est immense : qua
tre voies longues de 2,1 km pour
les voitures, deux autres pour les
piétons, une vingtaine de piliers massifs sur
lesquels les vagues viennent se fracasser... En
fin d’aprèsmidi, lorsque la chaleur retombe,
ils viennent en groupes s’installer sur les gra
dins érigés à l’entrée du pont, profiter du ré
seau WiFi ou siroter une boisson non alcoo
lisée – l’islam est la religion d’Etat, et l’alcool
illégal –, admirer les avions qui décollent en
frôlant l’édifice ou, tout simplement, atten
dre la nuit, le regard parcourant l’océan.
Difficile d’ignorer à qui l’archipel doit ce Si
namalé Bridge, ou « pont de l’Amitié Chine
Maldives » : l’inscription trône en lettres lu
mineuses et en trois langues – mandarin, an
glais et divehi – sur la porte d’entrée de l’édi
fice, une imposante arche bleue et blanche
d’inspiration islamique. Sur la jetée, des pan
cartes jaunies et maltraitées par le vent font
l’apologie – en mandarin et en anglais seule
ment – des travaux titanesques entrepris par
Pékin aux Maldives. Ici, un programme de lo
gements sociaux ; là, une nouvelle île gagnée
sur les eaux. Une carte du monde vient aussi
rappeler que les Maldives sont une pièce es
sentielle des « nouvelles routes de la soie »,
une étape incontournable de la liaison mari
time que la Chine s’emploie à établir avec
l’Europe. Même si, finalement, il est surtout
question du pont, des exploits des ouvriers
et des prouesses techniques des ingénieurs.
LE PREMIER, ET UNIQUE, PONT
A l’exception de quelques surfeurs qui ont vu
leur spot favori dénaturé, on chercherait en
vain, ici, un badaud pour critiquer ce monstre
de béton. Ce pont est le premier, et l’unique,
que compte l’archipel, cette myriade d’atolls et
de lagons qui s’étend, océan compris, sur pres
que 90 000 km^2 , pour environ 420 000 habi
tants. Les touristes qui affectionnent le pays
connaissent surtout les îleshôtels de luxe
construites à l’écart de la population, où ils
paient plusieurs centaines, voire plusieurs
milliers d’euros par nuit pour admirer les eaux
turquoise et les récifs coralliens.
Ce pont, la plupart des visiteurs étrangers ne
l’emprunteront jamais. Ils rejoindront directe
ment leur « resort » depuis l’aéroport, en ba
teau à moteur ou en hydravion. Pour les
153 000 habitants de Malé, l’étouffante et mi
nuscule capitale des Maldives, et d’Hulhu
malé, l’île artificielle abritant sa « banlieue »,
cet ouvrage est en revanche une révolution. Il
y a encore un an, il fallait emprunter un ferry
hors d’âge pour se rendre de l’une à l’autre. Dé
sormais, il suffit de monter dans un des bus
climatisés de marque chinoise, où l’on paie
son trajet avec un système de carte magnéti
que dernier cri, ou de prendre un taxi pour la
somme fixe de 100 rufiyaas (5,70 euros).
Pourtant, depuis quelques mois, des nuages
s’amoncellent audessus du pont. Les Maldi
viens ont appris que des débris de métal et de
ciment avaient été jetés à l’eau, plutôt que
d’être débarrassés ; que des ouvriers avaient
profité des travaux pour pratiquer la pêche au
requin ; et même que des soustraitants de
l’entrepreneur chinois se seraient livrés à du
trafic de sable. Surtout, début juillet, Moha
med Nasheed, ancien chef de l’Etat (entre
2008 et 2012) et actuel président du Majlis, le
Parlement, a évoqué le montant de la facture :
300 millions de dollars (267 millions d’euros),
alors qu’une entreprise indienne, en 2012,
avait proposé, selon lui, d’effectuer cette
liaison pour... 77 millions. D’après M. Nasheed,
la dette totale contractée par le précédent gou
vernement auprès de Pékin avoisinerait
3,4 milliards de dollars, pour un PIB annuel de
5,3 milliards, selon les chiffres de 2018.
La suite du débat s’est déroulée sur Twitter.
L’ambassadeur de Chine à Malé, Zhang Li
zhong, a interpellé le président du Parlement
en des termes peu diplomatiques, avançant
ses propres chiffres et l’accusant de diffuser
« continuellement des informations non véri
fiées et fallacieuses ».
Dans son bureau du Parlement, Mohamed
Nasheed hésite à évoquer le dossier chinois,
échaudé par ces échanges un peu vifs, mais,
sur le fond, il ne lâche rien : « Je suis d’accord
avec l’ambassadeur de Chine à propos de la
dette directe, d’Etat à Etat, expliquetil. Mais
l’histoire ne s’arrête pas là. » En effet, explique
til, des entreprises publiques locales se sont
fortement endettées auprès de banques chi
noises. L’Etat maldivien s’étant porté garant
de ces emprunts, il convient de les incorporer
au calcul de la dette.
Lorsqu’il était dans l’opposition, M. Nasheed
n’a cessé de mettre en garde contre le « piège
de la dette » tendu par Pékin et qui viserait à
faire de Malé son obligé. Le long des « nouvel
les routes de la soie », des exemples similaires,
réels ou supposés, ne manquent pas : Bangla
desh, Cambodge, Malaisie, Philippines, Sri
Lanka... « Nous allons renégocier cette dette,
ditil aujourd’hui. N’importe quel pays décent
accepterait cela, il n’y a pas de raison pour que
la Chine refuse. » Au sujet du pont de l’Amitié, le
président du Parlement est plus mesuré :
« Maintenant qu’il est construit, il faut recon
naître que c’est pratique. Mais nous sommes
une nation d’îles. Depuis des milliers d’années,
nous avons considéré l’océan comme une route.
Et avec l’océan, il n’y a pas de coûts d’entretien. »
La polémique serait anecdotique s’il ne
s’agissait que de finances publiques et d’amé
nagement urbain. L’arrivée massive de capi
taux chinois a en fait révélé un basculement
géostratégique fondamental, pour cet archi
pel que l’Inde a toujours considéré comme
son pré carré. En 1988, New Delhi n’étaitil pas
intervenu militairement pour sauver le ré
gime du dictateur Maumoon Abdul Gayoom
(19782008), alors menacé par un coup d’Etat?
De ce point de vue, les premières élections li
bres du pays, en 2008, suivies de l’arrivée au
pouvoir de l’exprisonnier politique Moha
med Nasheed, n’avaient rien changé : ce der
nier est un ami de l’Inde. Ses premiers pas à la
tête de l’Etat avaient été spectaculaires : en or
ganisant le premier conseil des ministres sous
l’eau, avec masques et bouteilles de plongée, il
avait réussi à imposer la voix des Maldives
dans le débat mondial sur le climat.
Tout dérapa en 2012. Après avoir fait empri
sonner le président de la cour pénale, Abdulla
Mohamed, soupçonné de rendre des déci
sions politiquement motivées, M. Nasheed se
retrouva, à son tour, accusé d’autoritarisme.
Face à une mutinerie policière, il fut contraint
de démissionner – un « coup d’Etat », selon
ses partisans. Un an plus tard, l’Inde lui évita
une arrestation en l’hébergeant brièvement
dans son ambassade à Malé.
EXPULSION D’UNE ENTREPRISE INDIENNE
Pour New Delhi commence alors une série de
vexations. Au lendemain du renversement de
Mohamed Nasheed, l’entreprise indienne
GMR, qui avait été choisie pour agrandir l’aé
roport international, est expulsée, et le contrat
confié à une entreprise chinoise. En 2013, Ab
dulla Yameen, demifrère de l’exdictateur
Maumoon Abdul Gayoom, remporte la prési
dentielle et rétablit un régime autoritaire. Le
nouveau dirigeant se tourne ostensiblement
vers Pékin, accueillant même le président chi
nois, Xi Jinping, en novembre 2014, pour une
visite d’Etat à Malé. Les projets d’infrastructu
res se multiplient, au grand désespoir des In
diens. En 2018, Gateway House, un think tank
basé à Bombay, publie une note inquiète : « Les
investissements sapent la démocratie aux Mal
dives. » Selon ses auteurs, Pékin aurait obtenu
des concessions sur 17 des 1 200 îles de l’archi
pel ; ils redoutent qu’« à l’avenir les Maldives
puissent offrir à la Chine des installations et des
accès militaires, à l’image du Pakistan ». Le pré
sident de l’époque, Abdulla Yameen (2013
2018), paraît d’ailleurs impatient de se débar
rasser de New Delhi : il exige même le départ
des militaires indiens stationnés dans l’archi
pel, qui effectuaient des missions de sauve
tage et de lutte contre la piraterie.
C’est le pont, opportunément inauguré à la
veille de l’élection présidentielle de septem
bre 2018, qui devait assurer à M. Yameen une
confortable réélection. D’autant que Moha
med Nasheed, qui avait remporté la primaire
de son Parti démocratique maldivien (PDM),
avait vu sa candidature invalidée et s’était re
tiré au profit d’un ami d’enfance, Ibrahim Mo
hamed Solih. Mais, pour Pékin, rien ne s’est
passé comme prévu. Le clan prochinois au
pouvoir s’est fissuré. M. Solih, en dépit de sa
faible notoriété, a remporté 58 % des suffrages.
En avril, le résultat des législatives est sans ap
pel : le PDM, parti du nouveau président, ob
tient 65 des 87 sièges au Parlement, qui porte
Mohamed Nasheed à sa tête. Plus que jamais,
ce dernier a les coudées franches.
Les Indiens, qui avaient été relégués au rang
d’indésirables, sont de nouveau les bienvenus.
Le 9 juin, le premier ministre indien, Narendra
Modi, a choisi de se rendre à Malé pour son
premier déplacement à l’étranger après sa réé
lection. Pour soulager les finances de l’archi
pel, New Delhi s’est déjà engagé à lui accorder
un prêt de 1,4 milliard de dollars.
L’Inde, la Chine et, de nouveau, l’Inde. Moha
med Nasheed assume cette partie de ping
pong diplomatique, ce vaetvient entre les
deux géants qui, à l’intérieur de leurs frontiè
res, maltraitent ou marginalisent pourtant les
minorités musulmanes. La feuille de route de
Narendra Modi, le nationalisme hindou qu’il
promeut en Inde, n’est ainsi pas un sujet de
préoccupation pour le président du Parlement
d’un pays qui se revendique « 100 % musul
man ». Les Maldives n’ont d’ailleurs émis
aucune critique à l’égard de New Delhi après sa
décision de révoquer l’autonomie constitu
tionnelle du Cachemire, région à majorité mu
sulmane, le 5 août. « Nous sommes aux côtés de
l’Inde depuis toujours, nous mangeons la
même nourriture, regardons les mêmes films,
rappelle l’exprésident, interrogé en juillet. Il y
a une identité partagée. La politique étrangère
de l’Inde à notre égard n’a pas changé. L’Inde
honore notre indépendance et notre souverai
neté. Elle s’adresse à nous d’égal à égal. » Autant
de critiques en creux adressées à Pékin.
« La Chine a misé sur le mauvais cheval,
constate John James Robinson, journaliste
britannique et auteur de The Maldives. Isla
mic Republic, Tropical Autocracy (Hurst, 2015,
non traduit). Elle n’est plus en position de
force. Elle peut s’estimer heureuse que le nou
veau gouvernement maldivien n’ait pas décidé
« NOUS SOMMES
UNE NATION D’ÎLES.
DEPUIS DES
MILLIERS D’ANNÉES,
NOUS AVONS
CONSIDÉRÉ L’OCÉAN
COMME UNE ROUTE.
ET AVEC L’OCÉAN, IL
N’Y A PAS DE COÛTS
D’ENTRETIEN »
MOHAMED NASHEED
président du Parlement
Iles Maldives
Entre Chine et
Inde, l’archipel
écartelé
En 2013, Pékin a pris pied dans la république de l’océan Indien,
créant des infrastructures démesurées, éclipsant New Delhi
et générant une dette colossale. Mais le candidat prochinois
a perdu les élections en 2018, et Malé se détourne des appétits
de la Chine, au profit de l’Inde, son allié historique.
Quatrième épisode de notre série sur les îles