lemonde090819

(Joyce) #1

2 |


INTERNATIONAL


VENDREDI 9 AOÛT 2019

L’alerte du GIEC 


sur l’épuisement 


des terres


Dans un rapport spécial présenté jeudi 8 août,


les experts du climat soulignent l’urgence


d’une gestion durable des sols pour freiner


le réchauffement et nourrir l’humanité


N


ous vivons sur une Terre
nourricière, tempérante,
protectrice. Mais à épuiser
ses ressources, à exploiter
trop intensivement ses sols
et ses forêts, nous mettons
en péril non seulement notre capacité à faire
face au réchauffement, mais aussi nos condi­
tions de vie et de subsistance. Il est donc
urgent d’adopter, à l’échelle mondiale, une
gestion des terres plus durable.
Tel est l’avertissement qu’adresse le
Groupe d’experts intergouvernemental sur
l’évolution du climat (GIEC) dans un rapport
spécial, présenté jeudi 8 août, sur « les chan­
gements climatiques, la désertification, la dé­
gradation des terres, la gestion durable des
terres, la sécurité alimentaire et les flux de gaz
à effet de serre dans les écosystèmes terres­
tres ». Cette analyse s’insère dans un ensem­
ble de trois rapports, avec celui, rendu public
en octobre 2018, sur les effets d’un réchauffe­
ment de 1,5^0 C, et celui, attendu en septem­
bre, sur les océans et la cryosphère (calottes
polaires, glaciers de montagne et banquises).
Comme il est de règle avec le GIEC, son
rapport scientifique de 1 200 pages, établi
par une centaine de chercheurs de 52 pays


  • dont, pour la première fois, une majorité
    d’auteurs de pays en développement –, est
    assorti d’un « résumé à l’intention des déci­
    deurs ». Sa rédaction finale a été négociée
    terme à terme par les représentants des
    196 « parties » (195 pays et l’Union euro­
    péenne), membres de la Convention­cadre
    des Nations unies sur les changements cli­
    matiques, réunies depuis le 2 août à Genève
    dans une session marathon, qui s’est prolon­


gée jusqu’au 7 août, dans la matinée, pour
parvenir à un consensus.
Coprésidente du groupe de travail sur les
sciences du climat du GIEC, la paléoclimato­
logue française Valérie Masson­Delmotte
retient « l’intérêt et la qualité du travail,
empreint de gravité, réalisé par les délégués
de tous les pays, sans aucune tension, crise ou
clash ». Elle y voit le signe de « la prise de
conscience, partout dans le monde, des
enjeux d’une transformation profonde de
l’usage des terres ».
Ce rapport délivre quelques grands messa­
ges, indique­t­elle. « Il montre à quel point les
terres sont sous pression humaine, le change­
ment climatique ajoutant une pression sup­
plémentaire. Il montre aussi que notre gestion
des terres fait à la fois partie des problèmes et
des solutions. Mais il insiste également sur le

fait que ces solutions ont des limites : elles ne
peuvent remplacer une action rapide et ambi­
tieuse pour réduire les émissions de gaz à effet
de serre dans tous les autres secteurs. »

EXPLOITATION SANS PRÉCÉDENT
« Les données disponibles depuis 1961 [les
Nations unies tiennent depuis cette date des
statistiques homogénéisées] montrent que
la croissance de la population mondiale et la
consommation par habitant de denrées, d’ali­
ments pour animaux, de fibres, de bois et
d’énergie ont entraîné des taux sans précé­
dent d’usage de terres et d’eau douce », souli­
gne le résumé. Sur les quelque 130 millions
de km^2 de terres émergées libres de glace,
plus de 70 % sont sous l’emprise d’activités
humaines, agriculture, élevage ou exploita­
tion forestière, l’agriculture à elle seule
comptant pour 70 % dans la consommation
d’eau. Environ un quart de la surface des
terres est aujourd’hui dégradé du fait de
cette exploitation de la nature.
Environ 500 millions de personnes vivent
déjà dans des régions en cours de désertifica­
tion, les populations les plus touchées étant
celles de l’Asie du Sud et de l’Est, de la zone

saharienne et du Moyen­Orient. A cette pres­
sion humaine s’ajoute l’impact du réchauffe­
ment climatique, plus accentué sur les terres
émergées (+ 1,53^0 C par rapport à la deuxième
moitié du XIXe siècle) qu’en moyenne plané­
taire, océans compris (+ 0,87^0 C).
La montée du thermomètre va encore
amplifier ce phénomène, du fait de l’accrois­
sement de la fréquence et de l’intensité des
précipitations, des inondations, des vagues
de chaleur et des sécheresses, « exacerbant
les risques sur les moyens de subsistance, la
biodiversité, la santé humaine et celle des
écosystèmes, les infrastructures et la sécurité
alimentaire ». Il s’agit donc d’un enjeu vital,
spécialement pour les populations les plus
vulnérables qui « seront les plus sévèrement
affectées », en particulier sur les continents
africain et asiatique.
Or, rappellent les chercheurs, les sols sont à
la fois un puits et une source de carbone.
Avec leur couvert végétal et boisé, ils absor­
bent près de 30 % de la totalité des émissions
humaines de CO 2. Ils jouent donc un rôle
irremplaçable pour piéger le carbone et atté­
nuer le dérèglement climatique, un rôle
dont la persistance est rendue « incertaine »

Déforestation record au Brésil, le jeu dangereux de Jair Bolsonaro


Le déboisement de l’Amazonie en juillet a progressé de 278 % par rapport à 2018, une donnée qualifiée de « mensongère » par le président


sao paulo (brésil) ­ correspondante

M


algré les attaques, les
menaces et les accusa­
tions de mensonges
proférées par le président Jair Bol­
sonaro, les satellites continuent
de décrire l’implacable réalité. La
déforestation amazonienne s’ac­
célère dangereusement au Brésil :
en juillet, elle aurait progressé de
278 % par rapport au même mois
de 2018, comme le montrent les
données du système de détection
de déboisement en temps réel
(Deter) de l’Institut national de
recherche spatiale (INPE), ren­
dues publiques mardi 6 août.
Ce taux effrayant, fondé sur des
images satellites, s’ajoute à la pro­
gression de 88 % observée en juin
et aux 34 % de hausse recensés en
mai. Au total, pas moins de
6 833 km^2 de la forêt primaire bré­
silienne ont été déboisés depuis
un an (dont 4 700 km^2 depuis jan­
vier), l’équivalent de 65 fois la
ville de Paris, ou les trois quarts

d’un territoire vaste comme la
Corse. Publiés moins d’une se­
maine après la démission forcée
du directeur de l’INPE Ricardo
Galvao le 2 août, accusé par le chef
de l’Etat d’être « au service de quel­
ques ONG », les chiffres sont à
même d’amplifier la fureur prési­
dentielle. Déterminé à ne pas cé­
der à la « psychose environnemen­
tale », Jair Bolsonaro répète à
l’envi que les données de l’Insti­
tut sont « mensongères », tandis
que son ministre de l’environne­
ment, Ricardo Salles, réfute tout
« alarmisme », assurant que si les
chiffres sont exacts, ils sont « mal
interprétés ».

Provocations multiples
Après avoir juré, lors du G
d’Osaka au Japon, en juin, que son
pays respecterait l’accord de Paris
sur le climat signé en 2016, le chef
de file de l’extrême droite brési­
lienne est mis face à ses contra­
dictions. Mais loin de se défendre,
Jair Bolsonaro multiplie les pro­

vocations à l’égard de la commu­
nauté internationale. Jouant les
fanfarons nationalistes devant
son électorat le plus radical, le
président a snobé le ministre
français des affaires étrangères,
Jean­Yves Le Drian, en visite à
Brasilia le 30 juillet, après que ce
dernier eut rendu visite à des
ONG écologistes.
Le chef de l’Etat brésilien avait, ce
jour­là, « rendez­vous chez le coif­
feur ». Une coupe de cheveux qui
pourrait coûter cher, soulignent
les diplomates, l’accord commer­
cial entre l’Union européenne
(UE) et les pays du Mercosur (Ar­
gentine, Brésil, Paraguay, Uru­
guay) étant suspendu au respect
de l’accord de Paris par le Brésil.
Peu importe? Répétant qu’il n’a
de leçon à recevoir de personne,
Jair Bolsonaro déclare devant la
presse étrangère que « l’Amazo­
nie est à nous, pas à vous », et as­
sure que l’intérêt de l’Europe et
des « ONG étrangères » pour la fo­
rêt brésilienne masque un com­

plot ourdi pour faire main basse
sur les richesses naturelles de la
région.
Après avoir laissé croire qu’il
était du côté des défenseurs de
l’environnement, Jair Bolsonaro
joue désormais franc jeu. Cla­
mant que les réserves protégées
entravent le développement éco­
nomique, il prétend que les terri­
toires indigènes maintiennent
l’Indien dans un « état préhistori­
que » et promet d’ouvrir ces terri­
toires vierges à l’orpaillage, en dé­
pit des ravages de la pollution au
mercure, et de transformer la jun­
gle en terre agricole.

« Effets irréversibles »
Epaulé par son ministre Ricardo
Salles, il démantèle et assèche
financièrement les organismes
d’Etat chargés de verbaliser les cri­
minels de l’environnement, tels
l’Ibama, l’Institut brésilien de l’en­
vironnement et des ressources
naturelles durables, et la Funai, la
Fondation nationale de l’Indien.

« Le gouvernement a beau tenter
de discréditer les données, le pic de
déforestation en juillet est réel et
résulte des actions et omissions de
Jair Bolsonaro et du ministre
Ricardo Salles. Le plus tragique est
qu’il s’agit sans doute d’une sous­
estimation », estime Carlos Rittl,
secrétaire exécutif de l’Observato­
rio do clima, réseau d’ONG de dé­
fense de l’environnement.
« Quand une nouvelle ne plaît
pas à Jair Bolsonaro, il prétend
qu’il s’agit d’un mensonge ou fait

taire ceux qui la divulguent, mais
jamais il ne s’attaque au problème.
Depuis la publication des chiffres
sur la déforestation, il a critiqué les
ONG, l’INPE, son directeur, les jour­
nalistes, les satellites... Mais a­t­il
une seule fois évoqué une piste
pour lutter contre la déforesta­
tion? Jamais », souligne Marcio
Astrini, coordinateur des politi­
ques publiques chez Greenpeace
pour le Brésil, redoutant les « ef­
fets irréversibles » de l’attitude du
gouvernement.
Reste qu’après la « une » de l’heb­
domadaire britannique The Eco­
nomist, « L’agonie de l’Amazonie »,
les milieux d’affaires s’alarment
de l’image du Brésil sur la scène in­
ternationale. Le secteur de l’agro­
négoce, jusqu’ici aux côtés du pré­
sident, est notamment inquiet
des incartades de Jair Bolsonaro à
même de « porter préjudice » aux
exportations brésiliennes, rap­
porte, mercredi 7 août, le quoti­
dien O Estado de Sao Paulo.
claire gatinois

C H A N G E M E N T C L I M A T I Q U E


 %


 %


Des milieux naturels sous forte pression


Répartition de l’occupation des 130 millions de km^2 de terres émergées libres de glace


 %
savanes et zones
arbustives exploitées

 %
pâturage extensif

 %
terres arides

 %
cultures non irriguées

 %
forêts primaires

 %
prairies et zones
humides

 %
cultures irriguées

 %
pâturage intensif

Le nombre de personnes vivant
dans des zones désertifiées
a presque triplé depuis 1961

Source : GIEC Infographie : Le Monde

22 % de forêts exploitées

12 % de terres cultivées

37 % de pâturages exploités

1 % d’habitats et d’infrastructures

L’étendue des zones humides
a reculé à 70 % de son niveau
de la surface terrestre habitable de 1970
est aectée par l’activité humaine.
Depuis 1961, 5,3 millions de km^2
de terres naturelles ont été
transformés en terres
agricoles

23 % des émissions de gaz à eet
de serre d’origine humaine sont dues
à l’usage des sols (agriculture,
élevage, exploitation forestière)

Depuis 1961, l’utilisation
d’engrais de synthèse a été
multipliée par neuf et l’utilisation
d’eau d’irrigation a doublé

Depuis 1961, la consommation de viande
a plus que doublé et, depuis 1975, la prévalence
de la population en surpoids a presque doublé

Depuis la deuxième moitié
du XIXe siècle, le réchauement
climatique des terres a été
de 1,53 °C, ce qui est nettement
supérieur au réchauement
planétaire moyen (terres
et océans) de 0,87 °C

dont  %
de plantations
forestières de terres
non exploitées

« LE PLUS TRAGIQUE


À PROPOS DE


CES CHIFFRES EST


QU’IL S’AGIT SANS DOUTE


D’UNE SOUS­ESTIMATION »
CARLOS RITTL
secrétaire exécutif de
l’Observatorio do clima

L’impact des trajectoires de
développement socio-économique
Le risque climatique est très fortement dépendant des trajectoi-
res de développement socio-économique. Le GIEC en a examiné
plusieurs, reposant sur une croissance forte de la population
mondiale ( jusqu’à 13 milliards d’individus en 2100) ou, au
contraire, sur une décrue démographique (7 milliards d’habitants
à la fin du siècle, ce qui suppose une inversion de la courbe,
puisque l’ONU prévoit 9,7 milliards d’humains en 2050), mais
aussi sur une production et une consommation de biens plus ou
moins intensives, ou encore sur des modes de vie plus ou moins
respectueux de l’environnement. L’intérêt de cet exercice est de
faire apparaître qu’à niveau de réchauffement égal les modes de
développement les plus économes, associés à une démographie
ralentie, exposent l’humanité à des risques plus faibles de déser-
tification, de dégradation des terres et d’insécurité alimentaire.
Free download pdf