Afrique Magazine N°395-396 – Août-Septembre 2019

(Marcin) #1
98 AFRIQUE MAGAZINE I 395-396 - AOÛT-SEPTEMBRE 2019

INTERVIEW


Pourquoi ce choix de ne pas représenter
ces naufrages frontalement, mais de les raconter
de manière plus subtile, pudique et inattendue?
On ne peut pas tout représenter, tout filmer. Tout comme
l’on ne peut pas se mettre à la place d’un jeune homme qui est
dans l’urgence de prendre la mer en risquant sa vie. Mon envi-
ronnement privilégié ne me permet pas de le comprendre! Le
cinéaste ne doit pas se sentir tout-puissant, penser qu’il peut tout
comprendre et tout expliquer. Il faut avoir l’humilité de parler
à son endroit. Pour moi, c’est obscène de mettre en scène un
naufrage avec des mourants. C’est important de savoir un peu
où l’on se situe dans le monde par rapport aux autres. Le cinéma,
c’est une question de regard : de quel endroit on le porte, sur
qui, et comment? C’est aussi pour cette raison que j’ai raconté
l’histoire, non pas de ceux qui partent, mais d’une jeune femme
qui traverse l’expérience de la perte.
Quelles autres références ont nourri votre récit?
Elles sont diverses. Je me suis beaucoup inspirée de la
légende allemande du joueur de flûte de Hamelin, racontée par
les frères Grimm. Mais également des légendes bretonnes de
marins noyés qui viennent hanter les villages, ou encore du film
Fog, de John Carpenter... Mes références sont à l’image de mon
métissage. Le cinéma permet des croisements, des fusions, des
collisions. J’ai choisi d’en faire parce qu’il permet de faire dia-
loguer des éléments qui, dans la société, le système établi, sont
plutôt cloisonnés et que l’on n’encourage pas à se rencontrer.
Les jeunes femmes sont possédées par les esprits
de leurs amis, frères, et viennent demander justice
en leur nom. Parce qu’elles ont aussi leurs combats
à mener en tant que femmes, vous dites qu’une fusion
des corps et des luttes s’effectue alors...
Je viens justement de parler de fusion et de collision... Avec
mon coscénariste, Olivier Demangel, nous avons longuement
réfléchi à la forme que prendraient les revenants : seraient-ils
de chair et d’os, ou trempés sortant de l’océan? Finalement,
nous avons choisi la possession. C’est un film sur la hantise,
avec cette idée que les fantômes prennent naissance en nous,
et que nous les faisons revenir par l’esprit. Et puis, la figure des
djinns [génies, entités surnaturelles reconnues par le Coran, ndlr],
présente dans un pays musulman comme le Sénégal, m’a beau-
coup intéressée. À Dakar, on trouve des djinns que l’on appelle
« amoureux » : ils entrent à l’intérieur du corps des femmes, la
nuit, et leur font l’amour. Cela les empêcherait, soi-disant, de se
marier, d’avoir des enfants. Ce sont parfois des légendes retour-
nées contre elles, afin de rendre les femmes coupables de tous
les maux du monde, complices du diable. Dans Atlantique, il y a
en effet cette fusion des luttes : le patron, Monsieur Ndiaye, ne
sait pas que derrière ces femmes, qui viennent réclamer leurs
salaires, se cachent ses ouvriers. Et chacun d’entre eux aurait
des choses à revendiquer.
Atlantique est aussi le récit d’une émancipation
féminine, d’une initiation, à travers votre héroïne, Ada.

En m’inspirant du mythe d’Homère, je me suis intéressée à
l’odyssée de Pénélope, plutôt qu’à celle d’Ulysse : la métamor-
phose d’une jeune fille qui, à travers la perte de l’être aimé, part
à la conquête d’elle-même. C’était aussi une façon inconsciente
de parler d’une certaine histoire de l’Afrique, ou comment une
page sombre peut être un tremplin vers une reconquête plus
profonde de son identité. Je suis touchée par les personnages
qui incarnent à eux seuls l’histoire d’un pays. C’est mon oncle,
le réalisateur Djibril Diop Mambéty, qui m’y a rendue sensible.
Dans son film Hyènes (1992), j’ai le sentiment que Ramatou
incarne l’Afrique à elle seule. Mon personnage, Ada, traverse
une longue nuit, éprouve une grande perte. Et parce qu’elle a
perdu son amour, ce qui lui était le plus cher, elle opère fina-
lement une trajectoire plus profonde et lumineuse. C’est éga-
lement accepter que la mort donne naissance, qu’elle n’est pas
forcément une fin. Ce film est peut-être une consolation, une
manière de conjurer le sort. Même s’il n’y a aucun sens à trou-
ver à ces morts, à part un constat tragique. Toutefois, en 2012,
après cette vague de disparitions en mer, il y a eu un printemps
dakarois, un élan vital avec ce mouvement de jeunes citoyens
stimulés par le mouvement Y’en a marre. Tout n’était pas perdu.
Cette jeunesse qui disait non, manifestait, reprenait son destin
en main, elle portait celle disparue en mer... Finalement, ce
n’était qu’une seule et même jeunesse.
Hormis le couple du film Touki Bouki de votre oncle
(Prix de la critique internationale à Cannes en 1973),
vous avez manqué de références d’amoureux noirs
au cinéma. Avec Ada et Souleiman, vous vouliez raconter
une histoire d’amour impossible, un Roméo et Juliette
à l’ère du capitalisme sauvage...
Oui. C’est une histoire d’amour entre deux jeunes, rendue
impossible par un contexte économique. On me parle souvent
de la multitude des genres dans mon film, mais la vie est ainsi
faite! Tout est lié, les choses ne sont pas séparées. Une histoire
d’amour peut ainsi être déterminée par des obstacles écono-
miques. Parce que ce jeune homme part en mer, car il n’est pas
payé. Parce que cette jeune fille a été éduquée à croire que l’on
n’épouse pas la personne que l’on aime, mais celle qui nous élève
socialement. Elle va, avec cette perte de l’être aimé, avoir le

« C’est un film


sur la hantise,


avec cette idée


que les fantômes


prennent naissance


en nous. »

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