FRANCESCA MANTOVANI/ÉDITIONS GALLIMARD ; PRESSE.
ELLE.FR 45
« Écris-toi : il faut que ton corps se fasse entendre »,
affirmait en 1975 Hélène Cixous dans « Le Rire de la
Méduse ». Près de quarante-cinq ans plus tard, et à la faveur d’un
nouveau réveil de la conscience féministe, l’intellectuelle militante
est à nouveau entendue. Combattantes ou victimisées, abusées,
tor turées, révoltées ou enragées, guerrières ou bâillonnées, aven -
turières ou solitaires, les femmes – et plus précisément leur corps
- sont de toutes les pages en cette rentrée littéraire. Dans « Les
Choses humaines » (éd. Gallimard), le corps est social et juridique :
Karine Tuil y met son imparable sens de l’intrigue au ser vice de la
déconstruction minutieuse d’une affaire de viol. Chez Gallimard
toujours, Monica Sabolo creuse son obsession pour les adoles-
centes nubiles et leurs hormones hors de contrôle dans un « Éden »
étrange et pénétrant. À deux voix, les journalistes Zineb Dryef et
Mathieu Deslandes rembobinent, dans « Soir de fête » (Grasset),
l’histoire familiale du second et enquêtent sur une histoire de viols
en série au début du XXe siècle, au cœur de la Beauce. Du côté
des premiers romans aussi, le sujet fascine : dans « Une histoire de
France » (Gallimard), Joffrine Donadieu monte son sujet à cru et
raconte sans détours les blessures d’une jeune fille abusée, alors que
Victoria Mas visite les « hystériques » du docteur Charcot à la fin du
XIXe siècle dans « Le Bal des folles » (Albin Michel). Avec « Cora dans
la spirale » (éd. Seuil), Vincent Message se penche sur le harcèlement
en entreprise à travers un personnage d’employée. Christophe Tison,
lui, renverse les tables dans « Journal de L. » (éd. Goutte d’Or) ; sa varia-
tion sur « Lolita » rend sa voix à une grande héroïne de la littérature
contemporaine. Dans « Se taire » (éd. Julliard), Mazarine Pingeot
s’intéresse aux dynamiques propres à l’abus de pouvoir et raconte le
silence forcé d’une jeune femme violée par un homme puissant.
Presque deux ans après l’affaire Harvey Weinstein et le tsunami
#MeToo, la littérature française prend ce sujet à bras-le-corps. Pas
franchement surprenant, tant cette vague rose, loin de se contenter
d’alimenter les discussions privées, a intimement contaminé les
individus des deux sexes, qui se sont mis à revoir leurs expériences
professionnelles, amoureuses ou sexuelles, à la lumière de cette
grille de lecture. Bien sûr, certains esprits chagrins verront dans
cette déferlante la rencontre de deux opportunismes : éditeurs
assoiffés de ventes, auteurs en quête d’attention. Mais ce serait
aller un peu vite, et sur tout faire fi du temps long de l’ écriture, et de
la porosité naturelle des écrivains et écrivaines à l’air du temps.
Comme le souligne Karina Hocine, l’éditrice de Monica Sabolo
et de Karine Tuil : « Les artistes font partie des statistiques. Ils sont le
fruit de l’ époque, en même temps qu’ils font l’ époque. Quand une
idée est dans l’air, beaucoup d’auteurs se retrouvent à écrire sur la
même chose, sans se consulter. »
En 2018 et 2019, les concepts de consentement, de domination
patriarcale et le mot même de féminisme sont revenus sur le
devant de la scène, et s’ils infusent la littérature, ils informent aussi
le regard du lecteur, qui aborde plus volontiers les objets culturels
à travers ces prismes redevenus familiers.
Comme le souligne Anne-Emmanuelle
Berger, professeure de littérature fran-
çaise et d’études de genre à Paris-VIII,
« les gens ont été d’autant plus frappés par
le mouvement #MeToo qu’il s’est diffusé
via les réseaux sociaux, facteurs de massi -
fication. Toutes les femmes ont fait l’expé-
rience, à des degrés divers, de l’abus de
pouvoir, des attouchements, du viol. Ces
événements avaient été en partie refoulés,
mais le battage médiatique, décuplé par
Internet, oblige à faire face à ces ques-
tions. » Chacune à sa manière, en restant
la plupart du temps fidèles aux obsessions qui traversent leurs
œuvres, les Françaises se sont donc elles aussi at telées à la tâche de
mettre des mots sur ces corps que l’on n’a longtemps pas su écrire.
Ancrée dans le contemporain (comme pour Karine Tuil ou Mazarine
Pingeot), hantée d’étrange et de sensuel (comme pour Monica
Sabolo) ou mise en perspective par des faits historiques romancés
(chez Victoria Mas), la mise en littérature aide à penser. C’est l’exci-
tante promesse d’une rentrée littéraire particulièrement engagée et
engageante. Joffrine Donnadieu, 29 ans, qui sortira le 22 août son
premier livre dans la prestigieuse collection Blanche de Gallimard,
a commencé à écrire bien avant que n’ éclate l’ouragan médiatique
Weinstein. Quand le mouvement a commencé, elle a
SI LOIN, SI PROCHES
La vague #MeToo fait couler beaucoup d’encre
au-delà de nos frontières. En attendant la parution,
le 10 octobre, des « Testaments » (éd. Robert
Laffont), la suite de « La Servante écarlate », de
Margaret Atwood, on se régalera ainsi de trois
romans irlandais : « Girl », d’Edna O’Brien (éd.
Sabine Wespieser), « La Fuite en héritage », de
Paula McGrath (éd. Quai Voltaire), et « Conversa-
tions entre amis », de Sally Rooney (éd. de l’Olivier).
Outre-Atlantique, l’Américaine Ottessa Moshfegh
maltraite son héroïne dans « Mon année de repos
et de détente » (éd. Fayard), alors que l’Anglaise
Diana Evans ouvre son très réussi « Ordinary
People » sur une scène d’accouchement épique.
TO UTES
LES FEMMES
ONT FAIT
L’EX PÉRI EN C E,
À DES DEGRÉS
DIVERS, DE
L’ABUS DE
POUVOIR...
A.- E. BERGER,
UNIVERSITAIRE
Monica Sabolo
Joffrine
Donnadieu
ELLE MAG / RENTRÉE LIT TÉRAIRE