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MERCREDI 21 AOÛT 2019 | 23
Pour les 75 ans du « Monde », l’écrivain
et poète, auteur notamment
des « Prépondérants » (Gallimard, 2015),
raconte sa relation au journal.
J’ai regardé « Le Monde » avant
d’avoir su lire. A Tunis, dans les années
1950, le journal était posé sur la table de
la cuisine familiale. Parfois, mon père
rentrait sans, et lâchait d’un ton plein
de mépris : « Ils l’ont saisi! » Bien plus
tard, à Paris, en terminale, j’ai découpé
Le Monde, en particulier les articles éco
nomiques de Gilbert Mathieu, pour
compléter les cours de géographie. On
achetait le journal à un vendeur à la
criée, tout mince, le seul du Quartier la
tin, qu’on appelait « Lemonde ». J’ai en
core sa voix dans l’oreille.
En 1971, je pars comme coopérant au
Maroc. Le Monde est à nouveau devenu
une denrée incertaine. En cas de saisie,
on se faisait ravitailler par des copains
du corps diplomatique. On attendait le
journal en provenance de Rabat en
même temps que des bouteilles de
Chivas et des Montecristo...
Entretemps, en mai 1968, je suis étu
diant à Strasbourg. Une nuit, à Paris,
des barricades s’élèvent. Nous écou
tons la radio, et à l’aube nous nous re
trouvons à une dizaine dans le hall de
la fac des lettres. Dans un coin, un seau
avec un chiffon rouge. Un copain, un
certain Morin, type athlétique et dé
brouillard, agite le bout de tissu
comme un torero en demandant :
« Qu’estce qu’on pourrait en faire? »
Quelqu’un lui lance : « T’as qu’à le met
tre au mât de la fac, sur le toit. » Il l’a
fait. Ça a donné ce titre dans Le Monde :
« Strasbourg, le drapeau rouge flotte sur
la faculté des lettres. »
Le jour des résultats de l’agrégation de
lettres modernes, en 1976, j’avais dé
coupé un petit carré dans le journal : la
liste des reçus, avec mon nom. Elle avait
pour moi presque autant de valeur que
la liste du ministère. Je l’ai gardée, elle
doit être quelque part, dans un coin.
Eviter les métaphores bidon
Aujourd’hui, j’enseigne l’écriture de re
portage aux étudiants de La Chance
pour la diversité dans les médias, après
ceux du Centre de formation des jour
nalistes. Dès la première séance, j’expli
que qu’il faut des faits, donner à voir, à
sentir, à entendre, savoir attaquer, re
lancer, chuter. Pas trop d’adjectifs, qui
ramollissent le style. Eviter le verbe
« sembler », les phrases millepattes et
les métaphores bidon.
Pour illustrer, je lis sur mon téléphone
quelques perles de mon journal français
préféré : « Le préservatif reste la pierre
angulaire de la prévention. » Ou encore :
« La chute d’Alep enfonce le dernier clou
dans le cercueil des négociations de
paix. » Je me souviens aussi de celleci :
« Laurent Blanc percerait le plafond de
verre qui circonscrit jusqu’à présent les
visées européennes des bienfaiteurs qa
taris. » Et de cellelà : « La machine politi
que de Donald Trump a toujours carburé
aux dérapages contrôlés. »
Vous voyez, j’aime Le Monde, pour le
meilleur comme pour le pire. « La lec
ture du journal est la prière du matin de
l’homme moderne », disait Hegel. Dans
La Chute, Camus le paraphrase et fait
dire à Clamence : « Une phrase suffira
pour l’homme moderne : il forniquait et
lisait des journaux. » Il est heureux que
Le Monde nous garantisse au moins
l’exercice de la seconde activité.
propos recueillis par ariane chemin
Prochain article Thierry Frémeaux
« LE MONDE » ET MOI
HÉDI KADDOUR
« POUR LE MEILLEUR
COMME
POUR LE PIRE »
La Palme d’or maudite
LES SIX MORTS D’ENRICO MAT TEI 2 | 6 En 1972, Francesco Rosi est couronné à Cannes pour
« L’Affaire Mattei », retraçant le destin tragique du patron de la major pétrolière
ENI. Après un tournage tourmenté, le film verra sa sortie en salle sabordée
rome, milan (italie) envoyés spéciaux
S
ur la scène du Palais des festi
vals à Cannes, le nœud pa
pillon d’Alfred Hitchcock reste
vissé à son double menton. Ce
lui de Francesco Rosi, en revanche, ne
tient pas en place. Sourire crispé, re
gard de travers, sueurs froides : c’est à
peine si le cinéaste napolitain se réjouit
de cette Palme d’or, reçue des mains du
maître anglais pour L’Affaire Mattei.
N’allez pas croire qu’il soit déçu de la
partager avec son compatriote Elio Pe
tri, récompensé ex aequo pour La
classe ouvrière va au paradis. Non, en ce
mois de mai 1972, Rosi a des raisons
plus graves de perdre sa contenance :
un collaborateur a disparu en Sicile
pendant la préparation du film ; des
menaces tout au long de la production ;
et, bientôt, une sortie en salle sabor
dée... « Maudit Mattei! », aurait de quoi
maugréer le réalisateur.
Personne, du reste, ne voulait de ce
film consacré au magnat italien du pé
trole, mort en 1962 dans un mystérieux
crash aérien. Même le délégué général
du Festival de Cannes, Maurice Bessy, y
était hostile. « C’est aussi inintéressant
qu’un film sur Citroën! », se seraitil ex
clamé, selon le critique Michel Ciment.
Sa présence en sélection officielle, Rosi
la doit à sa réputation. Depuis Salvatore
Giuliano (1961), il est le champion d’un
sousgenre en vogue, le « film dossier ».
Le principe? Mener, en amont, une
investigation aussi neutre et documen
tée que possible. De quoi nourrir, en
aval, le portrait d’hommes puissants :
chefs mafieux, entrepreneurs immo
biliers... Un pouvoir dont les ambiguï
tés sont accentuées par le montage,
souvent kaléidoscopique, façon Citizen
Kane : « Rosi est obnubilé par les person
nages forts, dont il faudrait canaliser la
charge vitale, analyse le critique Jean
Antoine Gili. Avec Enrico Mattei, il
trouve l’incarnation suprême de cette
énergie – au propre comme au figuré. »
Dès 1964, alors qu’un faisceau d’hy
pothèses entourent le crash – accident?
sabotage par la Mafia, la CIA ou l’OAS?
–, le réalisateur planche sur une biogra
phie filmée du patron de l’ENI, la com
pagnie nationale d’hydrocarbures.
C’est que l’homme est une allégorie
plausible de l’Italie : « Mattei s’était fait
tout seul, il se présentait sur la scène
mondiale avec tout le poids des revendi
cations propres à sa condition sociale,
expliquera Rosi au Monde, en 1972. Il
était populiste, nationaliste, avec peut
être une vocation de démocrate, mais
aussi d’autocrate. » En dehors d’Hol
lywood, les Transalpins sont alors ceux
qui filment le mieux la chose politique,
estime Michel Ciment : « Comme les
EtatsUnis, l’Italie est une nation jeune,
inachevée ; son cinéma, une quête per
pétuelle d’identité ; et ses auteurs, des
enfants à la recherche de parents. »
Aux yeux de Rosi, Mattei représente
mieux que nul autre ce père man
quant. C’est aussi, plus prosaïquement,
« une patate chaude qu’on se refile de
main en main », reconnaîtra le ci
néaste : faute de fonds, il jette fissa
l’éponge. Mais, malgré la clôture de
l’enquête, en 1967, qui conclut à un acci
dent, l’affaire le hante.
Ses bureaux romains, que sa fille Ca
rolina a gardés intacts depuis son dé
cès, en 2015, l’attestent : les étagères
sont chargées d’ouvrages sur Mattei.
« De 1964 jusqu’à sa mort, Rosi a mis de
côté tous les articles liés à l’ENI », ra
conte Maria Procino, la responsable
des archives du cinéaste. Avant d’exhu
mer un précieux document : l’épais
carnet contenant tous les éléments re
latifs à L’Affaire Mattei. Sur une double
page figurent une douzaine de titres de
travail, tracés au feutre noir : Un
homme contre lequel il n’y a rien à faire,
A quoi sert le courage, Un homme en
danger, L’Attentat... Un titre, à l’encre
rouge, sort du lot : Le Pouvoir.
Mort d’un journaliste
En 1970, l’opiniâtreté de Rosi finit par
payer. Il convainc deux proches colla
borateurs, l’acteur Gian Maria Volonte
et le producteur Franco Cristaldi. Le
premier est communiste, le second so
cialiste, comme Rosi : ils consentent à
soutenir ce film qui promet de révéler
les parts d’ombre de la démocratie
chrétienne. Et de montrer à quel point
Mattei, en commerçant directement
avec le bloc soviétique et les anciennes
colonies, déstabilisait le cartel pétro
lier, voire l’ordre mondial.
Fidèle à sa méthode, le cinéaste peut
enfin demander à un journaliste,
Mauro De Mauro, d’enquêter sur les
deux derniers jours de Mattei en Sicile,
juste avant que son avion ne décolle
pour Milan. Reporter interlope que ce
De Mauro... Par le passé, il a fricoté avec
le fascisme, brisé l’omerta, vécu sous
une fausse identité. Ces tempsci, il se
fait passer pour un journaliste sportif.
Une vieille bagarre lui a laissé le nez en
patate ; l’enquête sur Mattei lui ôtera la
vie. Le 16 septembre 1970, ce collabora
teur du quotidien L’Ora est enlevé à Pa
lerme. Son corps ne sera jamais re
trouvé. Volatilisé, comme les papiers
laissés sur son bureau, dont des notes
sur la mort de Mattei.
Selon l’éditeur Salvatore Fausto Flac
covio, auquel il s’est ouvert peu avant
sa disparition, le reporter s’apprêtait à
publier des révélations explosives.
L’enquête ne donnera rien : le commis
saire chargé des investigations, Boris
Giuliano, mourra assassiné par la Ma
fia, en 1979, sans avoir pu élucider ce
mystère. A Rome aussi, les mots bles
sent. « Mon père recevait des coups de fil
anonymes, on lui disait de faire atten
tion à ses jambes, et aux miennes. Je
n’étais qu’une enfant à l’époque », se
souvient Carolina Rosi. « J’ai fait beau
coup de films sur la Mafia, jamais je n’ai
été menacé. Sauf pour Mattei », admet
tra le cinéaste, en 1998, sur la RAI.
Ce climat bouleverse et le tournage, et
le montage. Rosi demande à un comé
dien de camper le journaliste disparu ;
pour la première fois, le réalisateur se
met en scène dans son propre rôle, ce
lui d’un citoyen inquiet et incrédule,
égrenant les commanditaires possi
bles de l’assassinat... Sans tout à fait ex
clure la piste de l’accident : « Il m’a con
fié avoir changé la fin du film en raison
des intimidations. Initialement, on
voyait clairement qu’il s’agissait d’un at
tentat. La version définitive est beau
coup plus floue », détaille le magistrat
Vincenzo Calia, qui a interrogé Rosi
dans le cadre de l’instruction sur la
mort d’Enrico Mattei, rouverte en 1994.
L’ENI, qui a mis à disposition ses raf
fineries et ses bureaux durant le tour
nage, est remerciée au générique pour
sa « collaboration ». Ses dirigeants
auraientils obtenu, en échange, que
Rosi évite d’évoquer toute complicité
interne à l’entreprise? L’hypothèse est
rejetée par Maria Procino. La structure
ouverte du récit, assure l’archiviste, est
un « choix délibéré » : « Rosi s’était fait
son avis sur la mort de Mattei. Mais, en
tant qu’artiste, il voulait laisser le spec
tateur tirer ses propres conclusions. »
A Cannes, jurés et critiques adhèrent :
« Joseph Losey, le président du jury, pré
parait alors un film sur l’assassinat de
Trotski, rappelle Michel Ciment.
Comme presque tous les spectateurs, il
n’a pu qu’être séduit par l’alliance d’émo
tion et de réflexion qui transpire de L’Af
faire Mattei. Si Naples, d’où venait Rosi,
est une ville traditionnellement supers
titieuse, c’est aussi la capitale italienne
du barreau. L’intuition et la raison lui
commandent d’évacuer la question du
coupable, du “whodunit” (« Qui l’a
fait? »), comme disait Hitchcock. »
Bientôt, c’est le film tout court qui
sera évacué. S’il sort en Europe, ras
semblant près de 600 000 spectateurs
en France, L’Affaire Mattei est pro
grammé dans une seule salle aux
EtatsUnis. Au bout de trois jours, il est
retiré de l’affiche. Et ne sera jamais
édité en DVD. « La société de distribu
tion, la Paramount, a acheté le film pour
le torpiller! », accuse Carolina Rosi.
A l’époque, le studio hollywoodien
fait partie d’un conglomérat financier,
Gulf and Western. On y trouve First As
sociates, une société de crédit dont les
ramifications s’étendent jusqu’au sec
teur pétrolier. Surtout, la Paramount
appartient depuis 1970 à Michele Sin
dona, à hauteur de 50 %. Fils d’un fleu
riste funéraire, auteur d’une thèse sur
Machiavel, ce banquier napolitain dis
pose d’amitiés solides dans les rangs de
la démocratie chrétienne, de Cosa Nos
tra, du Vatican et... de l’ENI.
L’un de ses amis lui auraitil demandé
d’étouffer L’Affaire Mattei? Motus et
bouche cousue : en 1984, Sindona est
condamné à perpétuité pour fraude et
assassinat. Il meurt dans sa cellule,
après l’ingurgitation d’un café au cya
nure. Lui aussi jouira d’une postérité ci
nématographique : Francis Ford Cop
pola s’en serait inspiré pour Le Parrain 3
(1990). Le cinéaste italoaméricain s’est
bien gardé, cependant, d’inclure toute
référence à Mattei : comme dirait Hit
chcock, on n’est jamais trop prudent.
margherita nasi
et aureliano tonet
Prochain article L’assassinat
de Pasolini
XAVIER LISSILLOUR
« MON PÈRE RECEVAIT
DES COUPS DE FIL
ANONYMES, ON LUI DISAIT
DE FAIRE ATTENTION
À SES JAMBES, ET
AUX MIENNES. JE N’ÉTAIS
ALORS QU’UNE ENFANT »
CAROLINA ROSI
L’ÉTÉ DES SÉRIES