Le Monde - 21.08.2019

(Jeff_L) #1

28 | 0123 MERCREDI 21 AOÛT 2019


0123


L


orsqu’il s’agit de la Russie, Emma­
nuel Macron, le président pressé,
préfère parier sur « le temps long ».
On ne saurait le lui reprocher : l’affaire est
complexe et l’interlocuteur coriace. Au
moment même où, lundi 19 août, sur la
frontière austro­hongroise, la chancelière
Angela Merkel et le premier ministre hon­
grois, Viktor Orban, célébraient les beaux
jours du passé et le trentième anniversaire
du premier coup de tenailles dans le rideau
de fer, le président français recevait, lui, son
homologue russe, Vladimir Poutine, sur les
bords de la Méditerranée pour parler de la
construction du futur.
M. Macron ne ménage pas sa peine. Le
choix du cadre intime et idyllique du fort
de Brégançon pour cette rencontre a été

maintenu, malgré la désastreuse image
donnée par les arrestations massives de
manifestants prodémocratie ces dernières
semaines à Moscou. S’il a fermement rap­
pelé l’importance de la liberté d’expres­
sion, du droit de manifester et de celui de
participer aux élections, le président fran­
çais a en revanche évité d’autres sujets qui
fâchent, comme les ingérences russes dans
les processus électoraux des pays occiden­
taux ou la détention abusive à Moscou de
24 marins ukrainiens et celle du cinéaste de
Simferopol (Crimée) Oleg Sentsov.
Dostoïevski, Tourgueniev et Stravinsky
ont de nouveau été convoqués pour témoi­
gner d’une Russie que le président français
qualifie généreusement de « grande puis­
sance des Lumières ». « L’imaginaire par­
tagé », espère­t­il, fera le reste : vu de Paris,
et même de Bormes­les­Mimosas, dans ce
« moment profondément historique de re­
composition de l’ordre international », la re­
lance du dialogue avec Moscou vaut bien
quelques excès de lyrisme.
Reste que Vladimir Poutine, lui, n’a que
faire de l’imaginaire et des Lumières. Le
bouquet de fleurs apporté à Brigitte Ma­
cron – le même que celui offert à Angela
Merkel à Sotchi l’an dernier – ne doit trom­
per personne : le maître du Kremlin aime la
force et méprise l’Occident. Il s’est abstenu
de toute flatterie à l’égard de son hôte. Pour
M. Poutine, en butte à de nombreuses diffi­

cultés chez lui, l’intérêt de cette visite à Bré­
gançon est de montrer que la Russie est re­
devenue un acteur important sur la scène
internationale, à tel point qu’il importe à la
France, puissance invitante du G7 cette an­
née, de le recevoir lui, à quelques jours de ce
sommet, dont il est exclu. La perspective,
aussi laborieuse soit­elle, d’un retour en
grâce de la Russie auprès de l’Union euro­
péenne, avec, en ligne de mire, l’assouplis­
sement des sanctions, vaut bien le déplace­
ment sur la Côte d’Azur.
Le président russe a ainsi pris soin de re­
mercier M. Macron de l’appui de la France
au retour plein et entier de la Russie au sein
du Conseil de l’Europe : cette mesure a été
saluée à Moscou comme une grande vic­
toire diplomatique, preuve que l’isolement
a un coût pour la Russie. Il a tout aussi bien
pris soin de laisser entendre – son seul signe
positif lundi devant la presse – que des pro­
grès étaient possibles sur la situation dans
le Donbass : M. Poutine sait que rien n’avan­
cera avec l’Union européenne s’il ne bouge
pas sur l’Ukraine, et il sait que le président
français veut être moteur sur ce sujet.
Il est logique que M. Macron parle avec
M. Poutine, s’il veut essayer d’avancer sur les
dossiers syrien, iranien et libyen. Il est plus
risqué, cependant, de mêler ces sujets brû­
lants et le rêve fumeux d’une « architecture
de sécurité » de Lisbonne à Vladivostok. Le
temps court et le temps long, en somme.

RUSSIE, « LE 


TEMPS LONG » 


DE MACRON


Robin Renucci


L’approche locale de


la culture peut conduire


au seul divertissement


Face aux inquiétudes que suscitent certaines


candidatures à l’étude pour piloter les centres


dramatiques nationaux, le directeur des


Tréteaux de France souligne le danger de livrer


la production culturelle à des intérêts régionaux


C


réé en 1959, le ministère
de la culture fête cette an­
née ses 60 ans d’exis­
tence. Coïncidence, les
Tréteaux de France célèbrent
également leurs 60 ans d’itiné­
rance dans toute la France. La
mission de ce centre dramatique
national, volontairement sans
lieu fixe, est de porter le théâtre
partout là où il n’est pas, d’aller à
la rencontre de tous les publics.
Mais ces deux anniversaires
n’ont pas la même signification
et je crains que nos chemins di­
vergent aujourd’hui, parfois de
manière inquiétante.
L’exercice de notre mission de
partage des œuvres avec toutes
et tous – y compris avec les ci­
toyens les plus dénués d’accès à
la création – n’est possible que
dans le cadre d’une politique ar­
tistique et culturelle fermement
affirmée par un ministère qui as­
sume pleinement son rôle d’ini­
tiateur et de référent. Quand,
en 1959, André Malraux crée ce
ministère, il le fait avec la
conviction qu’il est fondamen­
tal de partager une culture d’élé­
vation, c’est­à­dire une culture
qui donne à chacun les moyens
de penser sa vie et d’en devenir
acteur.
Depuis les années 1980, un
double processus de décentrali­
sation et de déconcentration
s’est engagé. La décentralisation
est le moyen pour l’Etat de trans­
férer des compétences aux col­
lectivités. Au 1er janvier 2016,
l’Etat a ainsi délégué à la région
Bretagne les compétences dans
les domaines de l’économie du li­
vre, du cinéma et du patrimoine
culturel immatériel.


Décideurs opportunistes
Avec la déconcentration, l’Etat
conserve ses compétences, mais
les organise selon un principe de
proximité, comme avec ses di­
rections régionales des affaires
culturelles (DRAC). Nombre de
villes, d’intercommunalités, de
conseils départementaux et ré­
gionaux se sont ainsi emparés de
la question culturelle, dans une
relation étroite, confiante et
fructueuse avec les services dé­
concentrés de l’Etat. Mais cela n’a
pas été le cas partout.
En effet, un danger est présent
lors de chaque transfert ou par­
tage de compétence : l’un comme
l’autre peuvent être menés soit
avec le souci de faire prévaloir
une politique nationale, soit, au
contraire, dans une dangereuse
logique de désengagement de
l’Etat. Celle­ci ferait la part belle
aux décideurs régionaux les plus
opportunistes ou bien à quel­
ques grands groupes multinatio­
naux, que l’on sait focalisés sur le
divertissement et la recherche
du profit immédiat.
Ce renoncement n’est pas fatal
et il doit être vigoureusement


écarté. Il est nécessaire de main­
tenir une ambition exigeante qui
vise à donner un accès égal à l’art
et à la culture, sous l’impulsion
de l’Etat. Celui­ci doit garantir
cette absolue nécessité qu’est la
liberté de la création, avec sa part
de risque.

Un souci d’équité
Or, mon sentiment est que, dans
les mesures envisagées, notam­
ment dans les choix des projets
des établissements publics de
théâtre décentralisés et la dési­
gnation de leurs directrices ou
directeurs, ce n’est pas cette voie
que pourrait préférer le ministre,
confronté à de fortes pressions
locales. C’est pourquoi je sou­
haite alerter ici sur les consé­
quences d’une forme d’abandon
du terrain de la culture vivante
aux seuls intérêts locaux. Par cul­
ture vivante, j’entends celle qui
ambitionne de donner aux ci­
toyens les moyens de penser leur
vie en partageant les œuvres des
auteurs et les échanges avec les
artistes. Dans ce cheminement,
le spectateur trouve une clé de
l’expression de soi et donc du
partage et de la mise en com­
mun. La fracture devient de plus
en plus importante entre les pu­
blics qui fréquentent les œuvres
de l’art et de l’esprit et ceux qui
ne les fréquentent pas.
L’approche strictement régio­
nale peut conduire à privilégier
des spectacles de divertisse­
ment, en jugeant trop austères
des projets incluant la recherche
et la formation. Elle peut faire la
part belle aux industries dites
« culturelles » (jeux vidéo, flux
musicaux, expositions clés en
main...), qui vendent des pro­
grammes formatés pour des
consommateurs passifs, sans
proposition d’expression ni
d’échange avec l’œuvre et ceux
qui la portent. Ces « usines à rê­
ves », dénoncées en leur temps
par Malraux lorsqu’il appelait au
combat contre la télévision de
divertissement, sont amenées à
prendre la place vacante de ce
que serait un véritable service
public.
Le ministère d’aujourd’hui,
dans un souci d’équité, se doit de
doter la nation des outils aptes à
forger une vision du partage de
l’art et de la culture et de cons­
truire une politique égalitaire
dans toutes les régions en France
métropolitaine et dans les terri­
toires ultramarins. L’enjeu est ici
la construction de la cohésion
sociale à travers un projet artisti­
que et culturel national insépara­
ble du projet républicain.

Robin Renucci est également
président de l’Association des
centres dramatiques nationaux
et président de l’Association
des rencontres internationales
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