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INTERNATIONAL
VENDREDI 16 AOÛT 2019
0123
L’Allemagne face à la violence d’extrême droite
Les agressions sont en hausse et ciblent désormais de plus en plus les étrangers et les élus locaux
berlin correspondant
L
es chiffres étaient atten
dus, et confirment une
tendance inquiétante :
8 605 crimes et délits attri
bués à l’extrême droite ont été en
registrés au premier semestre en
Allemagne, d’après le ministère fé
déral de l’intérieur. Dévoilé, mardi
13 août, par le quotidien Tages
piegel, ce décompte – provisoire –
fait déjà apparaître une augmen
tation de 900 cas par rapport au
premier semestre 2018. « Déjà »,
car les chiffres définitifs seront
sans doute plus élevés, comme
c’est le cas chaque année puisque
une part des crimes et délits qui
n’ont pas été qualifiés sur le mo
ment de « politiquement moti
vés » finissent par l’être plus tard.
Sur ce total, les actes de violence
s’élèvent à 363, et le nombre de
personnes blessées à 179. Reste
qu’il s’agit là de chiffres encore
lacunaires. Comme le rapporte le
Tagesspiegel, la Hesse n’a par
exemple déclaré aucun acte de
violence d’extrême droite en juin.
C’est pourtant dans ce Land qu’a
été assassiné Walter Lübcke, pré
fet de l’arrondissement de Kassel
et membre de l’Union chrétien
nedémocrate (CDU) d’Angela Me
rkel, tué d’une balle dans la tête
dans la nuit du 1er au 2 juin.
Principal suspect : Stephan
Ernst, 45 ans, un ancien militant
du parti néonazi NPD, déjà con
damné à six ans de prison pour
avoir fait exploser une bombe de
vant un foyer de demandeurs
d’asile en 1993. Arrêté le 15 juin et
placé depuis en détention provi
soire, il a d’abord reconnu le
meurtre de M. Lübcke, avant de se
rétracter. Cela explique sans
doute pourquoi l’affaire n’est pas
encore dans les statistiques.
Les violences d’extrême droite
sont tout sauf une nouveauté en
Allemagne, où l’attentat le plus
sanglant depuis la guerre reste
celui perpétré par un néonazi
pendant la Fête de la bière de
Munich, le 26 octobre 1980
(13 morts, 211 blessés). De 1990 à
2017, au moins 169 assassinats
ont été commis par l’extrême
droite dans le pays, selon une en
quête de Die Zeit et du Tages
piegel parue fin 2018.
Coma de plusieurs jours
Si le phénomène est ancien, la si
tuation actuelle n’en présente pas
moins des singularités. La pre
mière est la multiplication de vio
lences collectives contre des
étrangers, comme ce fut le cas
dans trois petites villes de Saxe,
Heidenau, Bautzen et Clausnitz,
pendant la crise des réfugiés de
20152016. Une situation sans pré
cédent en Allemagne depuis les
années 19911993, caractérisées
par une série d’attaques racistes, à
l’époque surtout contre des
Vietnamiens et des Turcs.
Deuxième singularité : le ci
blage des élus locaux. Sur ce plan,
la crise des réfugiés a été un vrai
tournant, marqué par une prolifé
ration des attaques contre des res
ponsables politiques s’étant dis
tingués par leur soutien à la poli
tique d’accueil de Mme Merkel.
Depuis l’assassinat de Walter
Lübcke, plusieurs d’entre eux ont
reçu de nouvelles menaces. A
l’instar d’Henriette Reker, la maire
de Cologne, qui, fin juin, a reçu une
lettre signée « Sieg Heil » l’infor
mant qu’elle serait l’une des victi
mes des « purges à venir » après le
meurtre du préfet de Kassel. Le
17 octobre 2015, à la veille de son
élection, un militant d’extrême
droite lui avait planté un couteau
dans le cou, la plongeant dans le
coma pendant plusieurs jours.
En 2018, 1 256 cas de « délits politi
quement motivés contre des déten
teurs de mandats publics » ont été
enregistrés en Allemagne. Parmi
eux, 40 % sont attribués à l’ex
trême droite et 18 % à l’extrême
gauche. La gravité du problème
estelle pour autant prise en
compte à sa juste mesure? Dans le
débat public, certainement. Ces
dernières semaines, le sujet a non
seulement occupé une grande
place dans la presse allemande,
mais il a aussi attiré l’attention de
responsables politiques de pre
mier plan. A l’instar du président
fédéral, FrankWalter Steinmeier,
qui a reçu, le 10 juillet, une dizaine
de maires récemment menacés.
Et maintenant? La visibilité mé
diatique est une chose, mais elle
ne suffit pas. « Depuis la mort de
Lübcke, la question n’est plus de
savoir s’il va y avoir de nouveaux
meurtres mais quand ceuxci
auront lieu. On est dans une situa
tion très grave », estime le journa
liste indépendant Andreas Vor
rath, observateur scrupuleux de
l’univers néonazi allemand.
Ces dernières semaines, plu
sieurs idées ont été émises pour
lutter plus efficacement. L’une
consiste à introduire dans le code
pénal un délit spécifique visant
les élus politiques. Une autre
porte sur le rythme des procédu
res judiciaires. De nombreux res
ponsables politiques estiment
que les actes dont il est évident
qu’ils sont motivés par des rai
sons politiques devraient être pris
en considération beaucoup plus
sérieusement par la justice.
« On ne peut pas assurer la sécu
rité de quelqu’un à 100 %. Mais si
cette personne est attaquée, il est
essentiel que son agresseur soit
jugé », estime Jürgen Opitz, maire
CDU d’Heidenau (Saxe), qui, qua
tre ans après avoir été violem
ment menacé pour ses prises de
position proréfugiés, déplore que
trois des quatre mis en examen
n’aient toujours pas été jugés.
La question de l’AfD
Pour beaucoup, cependant, de tel
les mesures ne sauraient suffire.
Ces dernières semaines, des res
ponsables politiques ont réclamé
l’interdiction de groupuscules
d’extrême droite jusquelà tolérés.
A l’instar du groupe Combat 18,
dont les chiffres correspondent
aux initiales d’Adolf Hitler dans
l’ordre alphabétique, et dont le
Parti socialdémocrate (SPD) a ré
clamé la dissolution, lundi 12 août,
après la divulgation de plusieurs
indices laissant supposer des liens
entre cette organisation, l’assassin
présumé de Walter Lübcke et de
récentes menaces contre des mos
quées à Duisbourg (Rhénaniedu
NordWestphalie) et Berlin.
Se pose enfin la question du
parti Alternative pour l’Allemagne
(AfD). « Le problème aujourd’hui
n’est pas seulement celui des grou
pes d’extrême droite classiques. Il
vient aussi du fait qu’il y a désor
mais un parti comme l’AfD qui
contribue à entretenir un climat
dont profitent ces petits groupes
extrémistes », explique Holger
Kelch, maire CDU de Cottbus
(Brandebourg), menacé de nou
veau ces dernières semaines, trois
ans après avoir été la cible d’une
dure campagne de harcèlement
sur les réseaux sociaux pour avoir
appelé à ne pas céder à la haine
après le meurtre d’une Allemande
par un réfugié syrien.
Le débat sur l’AfD a été relancé
avec l’affaire Lübcke, plusieurs
adhérents ou sympathisants du
parti ayant été accusés de relayer
des messages de haine à l’égard du
préfet de Kassel avant sa mort. De
telles accusations de collusion en
tre l’AfD et des groupes d’extrême
droite ultraviolents ne sont pas
nouvelles. En septembre 2018, plu
sieurs cadres du parti avaient ainsi
manifesté aux côtés de figures
notoires de l’extrême droite iden
titaire, à Chemnitz (Saxe), après la
mort d’un Allemand tué lors d’une
bagarre avec des réfugiés.
« Jamais, depuis soixantedix ans
qu’existe notre République, la dé
mocratie n’a été aussi menacée que
ces joursci », déclarait récemment
Armin Laschet, ministreprési
dent du Land de Rhénaniedu
NordWestphalie et proche de
Mme Merkel. La déclaration n’est
pas passée inaperçue, et ces mots
témoignent d’une prise en compte
accrue d’un phénomène qui
jusqu’alors n’avait jamais retenu
autant l’attention. Mais, audelà de
vibrantes déclarations de bonnes
intentions, aucune mesure con
crète n’a encore été prise contre la
terreur brune, outreRhin, depuis
l’assassinat du préfet Lübcke.
thomas wieder
Le président allemand,
FrankWalter Steinmeier,
rend hommage au préfet
Lübcke après son assassinat,
à Kassel (Hesse), le 23 juin.
SWEN PFOERTNER/DPA VIA AP
La maire de
Cologne a reçu
une lettre, signée
« Sieg Heil », lui
indiquant qu’elle
ferait partie des
« purges à venir »
LE CONTEXTE
ÉLECTIONS RÉGIONALES
Les violences d’extrême droite
augmentent en Allemagne,
alors que trois Länder d’ex-Alle-
magne de l’Est s’apprêtent
à voter pour des élections régio-
nales : la Saxe et le Brandebourg
le 1er septembre, la Thuringe
le 27 octobre. Dans ces trois
régions, le parti Alternative pour
l’Allemagne (AfD, extrême
droite) est donné en forte pro-
gression. Selon les sondages,
il pourrait même arriver en tête
en Saxe et dans le Brandebourg.
ALLIANCES
Malgré cette progression, l’AfD
reste pour l’instant isolée sur
la scène politique, même à
l’Est. Si quelques élus de la CDU
(conservateurs) ont ouvert le
débat d’une éventuelle alliance,
les têtes de liste régionales ont
exclu une telle possibilité.
« Jamais, depuis
qu’existe notre
République,
la démocratie
n’a été aussi
menacée »
ARMIN LASCHET
ministre-président de
Rhénanie-du-Nord-Westphalie