24 | VENDREDI 16 AOÛT 2019
0123
ENTRETIEN
L
ors du festival Patriarchy is bur
ning organisé les 15 et 16 juin au
Yoyo (l’espace événementiel du
Palais de Tokyo), à Paris, la sociolo
gue et dramaturge Funmilola Fag
bamila, « Américaine de culture ni
gériane », présentait The Intersection.
Woke Black Folk. Une pièce ethnographi
que sur les identités politiques noires
américaines. Funmilola Fagbamila défend
un point de vue à la fois extérieur et inté
rieur. Fille de migrants nigérians, elle est
l’une des figures du mouvement Black Li
ves Matter (« les vies noires comptent »)
créé à la suite de l’acquittement de George
Zimmerman qui a tué, en 2012, l’adoles
cent afroaméricain Trayvon Martin.
Dans son spectacle, l’activiste américa
nonigériane, enseignante spécialisée
dans les études panafricaines à la Califor
nia State University à Los Angeles, souli
gne avec humour les conflits idéologiques
qui traversent les mouvements de libéra
tion noirs américains, et la nécessité de
l’unité et du rassemblement. Mais Funmi
lola Fagbamila est aussi une féministe con
vaincue, qui invite à déconstruire tout pa
triarcat, raison pour laquelle elle privilégie
une approche intersectionnelle.
Peuton parler d’une condition noire
qui concernerait aussi bien les popula
tions noires occidentales que celles
d’Afrique?
Nous devrions tous comprendre qu’his
toriquement notre destin est lié. Noirs
américains, Africains vivant en Occident
ou en Afrique, nous pouvons facilement
relier nos vies, nos destinées, nos identi
tés parce que nous faisons la même expé
rience : mauvais traitements, discrimina
tion, sousreprésentation... « Noir » est
une construction qui informe les réalités
sociopolitiques et économiques. Et ce,
partout dans le monde. Il est important
que les Noirs de la diaspora comprennent
cela, luttent contre, et réfléchissent à la
manière dont ils peuvent s’unir à travers
leurs cultures, leurs langues, leurs tradi
tions. Comme pour tous les peuples, la
communauté noire n’est pas homogène. Il
est extrêmement compliqué de cons
truire une seule manière d’être noir, mais
l’on peut néanmoins forger une commu
nauté interculturelle noire.
Mais estce que cela fait sens de penser
une unité?
D’un point de vue historique, oui. Le co
lonialisme a étouffé les infrastructures
économiques africaines, empêchant les
sociétés de se développer. Alors, oui, cela
fait absolument sens que les pays afri
cains s’engagent dans une sorte d’unifica
tion sociale pour augmenter leur pouvoir,
s’entraider et exploiter euxmêmes leurs
propres ressources. Aux EtatsUnis,
l’unité fait sens face aux brutalités poli
cières, à la faiblesse du niveau d’éducation
de la communauté noire, au poids de
cette dernière dans la classe ouvrière, la
moins influente. Nous avons une respon
sabilité collective. Cela ne dépend pas de
deux ou trois leaders. Ce n’est plus l’épo
que d’un Martin Luther King ou d’un
Malcolm X. Tout le monde doit contri
buer et nous sommes en droit d’attendre
des personnes qui ne sont pas directe
ment concernées qu’elles prennent aussi
en charge leur part de responsabilité.
Peuton parler d’une identité noire?
Oui, il y a une identité noire même si elle
recouvre des réalités différentes. Elle est
plurielle. Quand je vais au Nigeria, contrai
rement aux EtatsUnis, je ne suis pas per
çue comme noire, mais juste comme une
personne humaine. A la limite, comme
une femme ou une Yoruba. En Afrique, les
marqueurs identitaires sont autres. Aux
EtatsUnis, on doit faire face à la question
noire, qui s’est construite sur l’esclavage.
Quand vous êtes noir, vous héritez de
différents traumas créés par le système
dans lequel vous vivez : vos origines vous
rappellent que vous n’étiez pas des êtres
humains mais que vous n’étiez accepté,
toléré, que comme esclave. Conséquence :
vous ressentez l’urgence de prouver que
vous êtes suffisamment américain et non
pas un Africain qui a été déporté. On peut
parler d’identité noire même si celleci a
été créée. Les races n’existent pas d’un
point de vue biologique mais elles sont so
cialement construites.
Pourquoi promouvoir l’approche inter
sectionnelle, qui croise les différentes
formes et strates de domination?
Les gens font l’expérience de différents
marqueurs d’identité, qui peuvent les
rendre vulnérables. Aux EtatsUnis, les
femmes noires sont discriminées à la fois
parce qu’elles sont femmes et parce
qu’elles sont noires. Dans les espaces
noirs, où s’exprime une forte masculinité,
elles ne sont pas confrontées à la question
noire mais au fait de vivre dans un
monde d’hommes. Les préoccupations
des femmes de la classe moyenne sont en
fait souvent déterminées par ce que les
femmes blanches considèrent comme
étant problématique. Les urgences pour
les femmes noires ne sont pas les mêmes.
Elles trouvent, par exemple, plus
facilement du travail que les hommes
noirs, qui sont très souvent suspectés
d’être des criminels. Les hommes doivent
se battre davantage que les femmes pour
accéder à un emploi mais lorsqu’ils l’ob
tiennent, ils sont payés plus. La classe so
ciale est également très importante.
L’intersectionnalité permet de révéler la
complexité des situations.
Peuton construire un féminisme uni
versel ou fautil différencier un fémi
nisme blanc et un autre noir?
Il y a tellement de féminismes diffé
rents! Le féminisme noir a été créé pour
intervenir dans le courant mainstream du
féminisme. On n’a pas qualifié ce
féminisme de « blanc » parce que ce sont
des femmes blanches qui sont engagées
dans ce courant mais parce que ce cou
rant ne remarque pas qu’il est occidenta
locentré, qu’il est centré autour de l’expé
rience des femmes de la classe moyenne.
Le terme « womanism » a été créé pour dif
férencier le féminisme des femmes de
couleur. Un féminisme universel devra
absolument s’identifier à toutes ces expé
riences féminines différentes. Et penser
une universalité dans la pluralité.
Certaines femmes en Afrique estiment
que l’afroféminisme est adapté
aux réalités occidentales et non
africaines. Qu’en pensezvous?
Oui, pourquoi pas. Il existe, en effet, une
sorte d’impérialisme idéologique qui
impose son agenda et ses objectifs à des
femmes qui vivent d’autres réalités. La
question queer ne se pose pas de la même
façon en Occident qu’en Afrique, par
exemple. On ne peut pas dire aux queers
africains, « levezvous et affirmezvous! »,
comme si de rien n’était. Ces personnes
risquent leur vie. Le privilège occidental
est important en ce domaine car le pa
triarcat occidental autorise néanmoins
un certain nombre de libertés.
Depuis quelques années, il est de
nouveau question de décoloniser les
esprits. Qu’en pensezvous?
Il est nécessaire de décoloniser un cer
tain nombre d’idéologies. On a encore
trop souvent l’habitude de prendre l’Occi
dent comme repère ou comme standard,
même pour dire ce qui est beau , car l’Eu
rope a détruit un certain nombre de
cultures et de religions précoloniales.
Nous ne devrions pas l’accepter. D’un
point de vue économique, les pays afri
cains sont toujours dépendants de l’Eu
rope par la dette et le commerce. La colo
nisation a empêché l’Afrique de se déve
lopper. Ses ressources ont été pillées, et le
monde moderne s’est construit sur cette
spoliation. Nos ressources partent
d’ailleurs toujours enrichir les mêmes.
Comment penser et construire une so
ciété postraciste et postracialiste?
J’adorerais pouvoir imaginer ce que ce
serait une société postraciste et je pense
que nous devrions tous y penser. Nous
sommes formés pour résister aux problè
mes auxquels nous sommes confrontés
sans réfléchir à ce que nous voulons, à ce
que serait la société que nous désirons. On
ne peut pas construire quelque chose si on
ne se concentre que sur ce que l’on doit dé
truire ou abattre. Nous ne voulons plus du
patriarcat mais quel type de relation entre
les genres aimerionsnous? Quelle dyna
mique voulonsnous d’un point de vue
historique? Croyonsnous vraiment à une
masculinité opposée à une féminité? A
quel monde aspironsnous?
L’esclavage et le colonialisme ont cons
truit une identité et une masculinité
noires. Comment les déconstruire et
comment, de manière plus générale,
les Noirs peuventils se réapproprier
leur corps?
C’est une question très importante. Je
pourrais en parler pendant des heures!
Avec l’institution de l’esclavage aux Etats
Unis, les hommes noirs ne pouvaient pas
avoir un statut et être capables de nourrir
et de protéger leur famille, comme le veut
le modèle masculin américain. Ils ont été,
au contraire, criminalisés, et ils ont dû re
créer leur masculinité à partir du trauma
de l’esclavage : ils doivent être forts, protec
teurs, avoir de l’argent... ce qui pousse à re
produire une forme de patriarcat.
Le terme « féministe » n’est pas reçu de la
même manière dans la communauté
noire que dans la communauté blanche.
On reproche aux féministes noires de co
pier les femmes blanches et de trahir leur
communauté en imposant des exigences
de femmes blanches à des hommes noirs
dont la masculinité a été broyée par l’escla
vage. Le féminisme, dans son essence,
n’est pas occidental mais c’est ce qui
émerge dès lors que vous questionnez
comment le genre est construit.
En Afrique ou dans la communauté
noire, souvent, le féminisme est consi
déré comme quelque chose que l’Occident
impose pour dire qu’il y a un problème
avec les hommes noirs. Le racisme a été
d’une telle force destructrice que tout ce
qui ne le combat pas est perçu comme af
faiblissant la lutte contre le racisme. Il en
est ainsi pour le féminisme qui est vu
comme détournant l’attention de la vio
lence raciste à combattre en priorité. C’est
là que l’intersectionnalité est importante
car elle montre pourquoi l’on doit, et l’on
peut, combattre les deux, le racisme et le
patriarcat, ensemble.
propos recueillis par
séverine kodjograndvaux
Prochain article Nadine Machikou Ndzesop
LES
PRÉOCCUPATIONS
DES FEMMES
DE LA CLASSE
MOYENNE
SONT SOUVENT
DÉTERMINÉES
PAR CE QUE
LES BLANCHES
CONSIDÈRENT
COMME ÉTANT
PROBLÉMATIQUE
Funmilola Fagbamila
« On peut forger une
communauté interculturelle noire »
PENSÉES D’AFRIQUE 4 | 6 Pour l’artiste et sociologue
américaine d’origine nigériane, figure du mouvement
Black Lives Matter et féministe convaincue, il faut, pour
penser l’émancipation, étudier le croisement des
dominations
L’ÉTÉ DES IDÉES