Temps - 2019-08-07

(Barry) #1
«Le rap et le football sont

indissociables dans les cités»

«


L

es cités ont vibré pour le
football bien avant l’arri-
vée du rap. Je suis né à
Sarcelles, dans le Val-
d’Oise, en 1976, et le bal-
lon était déjà là. Je me
souviens qu’à l’âge de
7 ans je ne sortais pas de
chez moi pour aller me
promener, faire du vélo
ou parler avec mes amis,
non, c’était pour jouer au football. Il n’y
avait rien de plus important dans ma vie.
C’était clair et net: je voulais devenir pro.
Mais je n’étais même pas le meilleur de
la ville, alors je gardais ce rêve pour moi.
Je pense que nous étions nombreux à le
partager. Gagner sa vie en pratiquant ce
sport qu’on aimait tant? Cela ne pouvait
qu’être génial.

Le rap a l’air plus facile
Nous jouions à sept contre sept, en bas
des tours, en marquant les cages comme
on pouvait. Forcément, cela faisait débat
pour savoir s’il y avait but ou pas dès
qu’une frappe partait en hauteur. Les city-
stades n’existaient pas encore, alors nous
allions parfois jouer sur ce que nous appe-
lions les «plateaux», des terrains situés
aux abords des gymnases. Ils étaient des-
tinés au basket dans la largeur, au hand-
ball dans la longueur, le sol était recouvert
de gravier, mais on s’en foutait: il y avait
des poteaux, une latte, c’était royal.
A côté de ça, nous regardions tous les
matchs à la télévision. Cela nous faisait
rire que les pros ne jouent que 90 minutes.
Nous, c’était quatre ou cinq heures mini-
mum. Il fallait la nuit pour nous arrêter.
J’ai commencé le rap à 13 ans. Quand
cette musique a traversé l’Atlantique, les

banlieues françaises l’ont très vite adop-
tée, car elle véhiculait des histoires de
mecs de cités. Elle était faite pour nous.
Les premiers gros succès du rap de Sar-
celles et ses alentours remontent à 1996,
je pense notamment à Doc Gynéco puis
aux artistes du label Secteur Ä. Ils
venaient de chez nous, vendaient des
disques et commençaient à passer à la
télévision. Là, tout le monde s’est dit: «Et
pourquoi pas moi?» Une porte vers le
show-business s’était ouverte, et tout le
monde voulait l’emprunter.
Le rap et le football sont indissociables
dans les cités parce qu’ils offrent à ceux
qui y grandissent des exemples de réussite
médiatisés qu’ils n’ont
pas dans d’autres
domaines. Certains
deviennent médecins
ou avocats, mais ils ne
passent pas à la télévi-
sion. On les voit moins.
Alors que pour un Sar-
cellois comme moi, voir
un Philippe Christanval
en équipe de France,
c’était un choc. Gamin,
il jouait dans le même
club que moi!
Aujourd’hui, j’ai l’im-
pression que les petits
sont plus inspirés par
les rappeurs que par les
footballeurs. En sport,
on sait bien qu’il faut
beaucoup de rigueur
pour percer, passer par
un centre de formation,
faire ses preuves... On mesure la difficulté
du processus. Dans la musique, il y a cette
idée qu’on peut boire, fumer des joints et

être au top quand même. C’est faux, bien
sûr, je peux en témoigner, moi qui évolue
de manière professionnelle dans ce milieu
depuis plus de vingt ans. Mais cela donne
davantage l’impression d’être facile. De
manière générale, quand la réussite de
quelqu’un du quartier est médiatisée,
beaucoup essaient de l’imiter. Mohamed
Dia a connu un beau succès avec la marque
de vêtements qui portait son nom; eh bien,
dans la foulée, tout le monde à Sarcelles
voulait lancer sa marque de vêtements!
Ce que je regrette, c’est que nous nous
mettions des œillères. J’étais au lycée
avec Siramana Dembélé, qui a fait une
jolie carrière de footballeur professionnel
entre Nîmes, Setubal, le
Standard de Liège.
Après cela, il a passé ses
diplômes d’entraîneur
et, aujourd’hui, il est
l’assistant de Sergio
Conceição au FC Porto.
C’est incroyable! Mais
personne n’en parle
chez nous. Il y a d’autres
métiers liés au football
et au rap que footbal-
leur et rappeur, mais
non, les mecs veulent
tous la même chose.
Cela me rappelle les
parties en bas des tours
quand tout le monde
voulait être attaquant.
Le gardien, il fallait le
tirer au sort.
A mon époque, il
n’était pas si facile de
faire la connexion avec le milieu du foot-
ball. Moi, je suis supporter de l’AS Monaco
depuis 1984. La date est importante: la

France gagne l’Euro, 2-0 en finale contre
l’Espagne. Tout le monde retient le but
de Platini. Moi, je préfère celui de Bellone,
je m’intéresse à lui, j’apprends qu’il joue
à Monaco, donc je commence à suivre
l’équipe.
En 1998, quand je sors mon premier
album, Le Grand Schelem , le magazine
L’Affiche me sollicite pour une interview
«originale», mais les mecs n’ont pas trop
d’idées... Direct, je pense à Monaco, où je
n’ai encore jamais été. Nous sommes deux
mois après la victoire des Bleus, il y a
là-bas Thierry Henry, mais aussi Philippe
Christanval... Je leur propose de faire les
retrouvailles sarcelloises, il faut juste me
payer l’avion. Et ils acceptent! Je me suis
retrouvé dans les vestiaires de l’équipe,
avec mon morceau diffusé à la mi-temps
au stade, j’étais comme un fou.
Aujourd’hui, c’est beaucoup plus facile.
Les rappeurs lâchent le nom d’un foot-
balleur qu’ils aiment bien dans un mor-
ceau en espérant qu’il réagisse, et souvent
ça marche, car il y a un socle culturel
commun.
Je n’ai jamais quitté Sarcelles. Ces vingt
dernières années, la ville a beaucoup
changé sur le plan architectural, mais la
mentalité est restée la même. Il subsiste
cette fierté liée au quartier et cette ambi-
tion. La vedette aujourd’hui, c’est Riyad
Mahrez, qui vient de gagner la Coupe
d’Afrique des nations avec l’Algérie. Je
connais même des Sénégalais dégoûtés
d’avoir perdu la finale mais contents pour
le petit gars du coin qui l’a gagnée avec
l’équipe d’en face. Parce que ce sont des
histoires comme celle-ci qui nous rap-
pellent que tout est possible.»■

Demain: Interview de Dissipé

Auteur de nombreux albums, Driver a grandi à Sarcelles avec le rêve de devenir footballeur. Encyclopédie

vivante du rap français, il témoigne de la rencontre des deux univers dans les banlieues parisiennes

LIONEL PITTET t @lionel_pittet

DRIBBLES AVEC LES MOTS (3/5)

TRAVERS DE SPORT (6/8)

C’était il y a quelques semaines.
Quand j’ai raconté à un ami
que cet été j’allais écrire une
deuxième série de chroniques
Travers de sport, la première
chose qui lui est venue à l’esprit,
c’est: «Tu ne vas pas pouvoir
leur refaire le coup de «Je n’ai
pas d’idée.» J’ai répondu non.
Mais j’ai pensé chiche!
Donc nous y voilà. Ce sixième
épisode est LA chronique
estivale qui ne sert à rien. Celle
où je suis à court d’idées et
durant laquelle je vais remplir
ces lignes avec du vide.
A coup de huit chroniques par
été, le décompte s’élève à 12,5%.
Un texte sur huit qui n’a rien à
dire, c’est une proportion
acceptable? Avant de répondre,
jugez plutôt. Et voyez ces losers
qui, eux aussi, une fois sur huit,
ne sont pas à la hauteur de leur
réputation.
Un sur huit, donc. C’est le
nombre de jeux que perd
Federer quand il est au service.
Au cours des 1425 matchs qu’il a
disputés dans sa carrière,
il en a perdu 2041 sur un total
de 18 313. Un sur huit, c’est
également le nombre de lancers
francs que rate Michael Jordan.
Cela ne lui a pas empêché
de marquer la coquette somme
de 29 295 points en 930 matchs,
pendant ses treize saisons
passées aux Chicago Bulls.
Un sur huit (en réalité, c’est un
sur neuf, mais il me fallait une
troisième stat qui m’arrange),
c’est aussi le nombre de fois où
Usain Bolt ne gagne pas la finale
olympique à laquelle il
participe. Et encore, la seule
médaille d’or qui lui manque lui
a été retirée après que l’un de
ses coéquipiers du relais
jamaïcain du 4x100 m a été
contrôlé positif.
Dans le sport comme dans
ces lignes, tout est question de
perception. Maintenant, si je
vous redis que j’écris autant de
textes sans substance que Roger
Federer perd de jeux de service.
Ou que Michael Jordan rate de
lancers francs. Ou qu’Usain Bolt
perd de sprints. Vous trouvez
ça plus tolérable?
Je suis en tout cas convaincu
que parmi vous, il y en a au
moins un sur huit qui pense que
finalement, l’idée d’écrire un
texte où l’on n’a pas d’idée, c’est
une bonne idée. Le problème,
c’est que je ne suis pas sûr
qu’il y ait 12,5% de lecteurs qui
soient arrivés au bout de cette
chronique
inutile. ■

16 PRISON
Quand l’amour s’épanouit de
chaque côté des barreaux

18 NANARS
Les films de requins
entre série B et série Z

19 PORTFOLIO
Air de fin du monde
sur le glacier du Rhône

Par Servan Peca

La statistique

des losers

MERCREDI 7 AOÛT 2019

(RIKI BLANCO POUR LE TEMPS)

«À L’ÂGE

DE 7 ANS, IL N’Y

AVAIT RIEN DE

PLUS IMPORTANT

QUE LE FOOT

DANS MA VIE»

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