Télérama Magazine N°3630 Du 10 Août 2019

(Nancy Kaufman) #1




LIBERTALIA LIBERTALIA LES ÎLESLES ÎLES


« aux hommes les plus compétents [de se relayer] aux a aires,


et leur pouvoir étant bref, nul ne serait tenté d’en abuser ». Il


gouverne avec un conseil composé « sans distinction de na-


tion ou de couleur ». Libertalia, c’était donc ça : une « répu-


blique à l’époque de la monarchie, une démocratie à l’époque


du despotisme », un « lieu où le pauvre et l’exproprié recou-


vraient leurs droits les plus élémentaires », pré gurant « les so-


ciétés fondées sur les idéaux de liberté, d’égalité et de fraterni-


té », écrit l’historien américain Marcus Rediker dans Pirates


de tous les pays. Trois ans d’une vie libertaire qui se termina


dans un bain de sang, un jour funeste où presque tous les ha-


bitants se  rent massacrer par leurs voisins malgaches. Une


belle et triste histoire, donc... et qui doit être prise comme


telle. Car, en réalité, cette colonie n’a probablement jamais


existé. En dehors de Johnson-Defoe, qui prétend tenir ses in-


formations d’un manuscrit français transmis par un ami,


personne n’a jamais pu attester l’existence historique de


Misson et de Carracioli. Il aura tout de même fallu attendre


les années  pour que les historiens français recon-


naissent qu’il s’agissait là d’une  ction, sans doute agglomé-


rée à partir de récits de voyage déjà publiés (et donc... pira-


tés par l’écrivain !) et de souvenirs de marins recueillis dans


des pubs enfumés. Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’à


cette époque Madagascar accueillit plusieurs refuges de pi-


rates, notamment sur sa côte nord-est et sur l’île Sainte-Ma-


rie (où l’on trouve encore aujourd’hui plusieurs cimetières


de forbans). Et ceux-ci furent e ectivement le creuset d’ex-


périmentations sociales et politiques de la part de ces re-


belles qui lançaient « un dé aux conventions de classe, de race,


de genre et de nation » en pratiquant une forme « de terro-


risme contre le terrorisme d’Etat », selon les mots de Rediker.


Mythe ou réalité,  nalement, peu importe. Comme l’ex-


plique l’universitaire Nivoelisoa Galibert (décédée en )


dans un chapitre du livre collectif Les Tyrans de la mer : pi-


rates, corsaires et  ibustiers, « la signi cation de cette “répu-


blique internationale sur une côte perdue d’un pays sauvage”


ne réside pas dans son existence historique mais dans le fait


que des milliers de lecteurs pendant près de trois siècles ont cru


à son existence ». L’anthropologue américain David Graeber,


qui ne fait pas mystère de ses opinions anarchistes — il s’est


battu aux côtés des militants d’Occupy Wall Street — ne le dit


pas autrement dans son dernier essai, consacré à Libertalia,


« une source d’inspiration in nie pour la gauche libertaire.


Même si cela n’avait jamais existé, cela aurait dû exister. C’était


une sorte de promesse rédemptrice d’une véritable alterna-


tive ». Mais il souligne aussi combien Libertalia reste racon-


té d’un point de vue eurocentrique, réduisant les Malgaches


à de bons sauvages, quand ils viennent o rir du riz bouilli


et des volailles aux pirates, ou à de méchants barbares,


quand ils  nissent par les zigouiller.


Alors que l’histoire, la vraie, ne s’arrête pas là. Car, pour


Graeber, les pirates de la région furent à l’origine d’une


double révolution. Sexuelle, d’abord : au sein de l’ethnie lo-


cale, lointaine descendance de migrants juifs ou peut-être


arabes, les mâles tenaient fermement les rênes du foyer. De


nombreuses femmes cherchèrent à s’en échapper en se ma-


riant avec ces coureurs des mers, nantis de biens à échan-


ger et auréolés de leur statut d’indociles étrangers. En deve-


nant possédantes, ces femmes s’a ranchirent et s’établirent


comme commerçantes. Et révolution politique, ensuite : les


enfants de ces unions mixtes, appelés Zana-malata, for-


mèrent une nouvelle élite, dont fut issu le charismatique


Ratsimilaho. De  à , ce chef de guerre régna sur la


confédération des Betsimisaraka (« Les nombreux qui ne se


séparent pas ») en mettant en place une « synthèse inventive


des principes de gouvernance pirate et de certains des élé-


ments les plus égalitaristes de la culture politique malgache


traditionnelle ». Mais toute solidaire qu’elle fût, cette confé-


dération ne survécut pas à la mort de Ratsimilaho et se  t


absorber par le puissant royaume du centre de l’île, celui


des Merina et de sa société organisée sous forme de castes.


Ce qui n’empêcha pas la tension entre ces derniers et les


« côtiers » de perdurer pendant longtemps. Ce fut même


l’un des moteurs de l’insurrection de  contre le joug


français, et les populations de cette côte est furent d’ailleurs


parmi les plus férocement touchées par la répression me-


née par l’occupant, qui  t au moins quatre-vingt-dix mille


morts... Madagascar n’obtint l’indépendance qu’en .


Alors, cher lecteur, si un jour vous avez l’occasion de pas-


ser par Diego-Suarez, ne vous contentez pas d’arpenter les


rues de cette ville qui fut pendant longtemps un bastion mi-


litaire français. Hélez un taxi (une L beige, forcément) qui


se fera un plaisir de vous emmener dans le petit village de


Ramena. Pour une somme assez modeste, une fois conver-


tie en euros, vous y trouverez sans peine un pêcheur, qui


vous fera voguer à bord de son petit voilier jusqu’à l’un des


îlots de la mer d’Emeraude. Un lagon enchanteur, à la sor-


tie de la grande baie près de la barrière de corail, où, comme


son nom l’indique, l’eau est d’un vert éclatant, le sable,


blanc, et les poissons sont multicolores. Pendant que le pê-


cheur ira harponner votre déjeuner, qu’il fera ensuite gril-


ler au feu de bois sur la plage avant de vous le servir accom-


pagné de riz coco, vous pourrez vous laisser aller à songer


aux pirates qui sont passés par là, et à leur héritage poli-


tique. Amère ironie : dans ce petit coin de paradis, vous se-


rez à la fois très proche, et très éloigné, de ce qu’ils voulaient


mettre en place avec leurs utopies •


À LIRE


Les Pirates des


Lumières ou la


véritable histoire


de Libertalia,


de David Graeber,


éd. Libertalia,


à paraître le


 octobre .


Pirates de tous


les pays, de


Marcus Rediker,


éd. Libertalia,


.


Libertalia, une


utopie pirate,


de Daniel Defoe,


éd. Libertalia, .


Les Tyrans


de la mer: pirates,


corsaires et


libustiers,


de Sophie Linon-


Chipon et Sylvie


Requemora,


éd. Presses


de l’université


Paris-Sorbonne,


.


Ces forbans
représentaient
« un déi aux
conventions
de classe, de race,
de genre et
de nation ».
Tombe de pirate
sur l’île Sainte-Marie. VÉRONIQUE DURRUTYRAPHO

Télérama 3630-3631 07 / 08 / 19
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