IV u Libération Lundi12 Août 2019
Monplatleplusfou
(2/5)Chaque jour un chef
raconte, par le menu,
comment et pourquoi lui
est venue l’idée d’un
mets. Aujourd’hui, le
cuistot du Plaza Athénée
se rappelle la discorde
causée par son homard
au melon.
Romain Meder,
au Plaza Athénée,
le 19 juin à Paris.
Romain Meder
l’as des aspérités
L
e scandale avait déjà fou-
droyé cette rue faussement
bien mise entre la Seine et
l’avenue de l’Arc de Triom-
phe, tombant en deux coups sur la
communauté musicale et son théâ-
tre des Champs-Elysées. D’abord
avecle Sacre du printemps(1913) de
Stravinsky, qui jouait de l’orchestre
entier comme d’une sourde percus-
sion et transformait le ballet classi-
que en rituel chamanique; ensuite
avecDéserts(1954)deVarèse,quisu-
perposait une bande enregistrée et
unensemblesymphonique,dansun
halo d’écho, une tempête noyée de
sable. On se demandait quel scan-
dale pouvait avoir tonné sur l’édifice
voisin de l’avenue Montaigne, le
Plaza Athénée, cet autre bastion du
Beau et du Bon. Le feu du ciel fut
plus récent: septembre 2014. Et plus
feutré chez les gastronomes que
chez les mélomanes. Les dévoreurs
esthètes n’arrachèrent pas leurs
sièges de velours, turent les huées,
n’ordonnèrent pas la fin du massa-
cre,maistoutdemême,commencè-
rent à s’étrangler, sonnés, chahutés
dans leur confort graisseux. Protes-
tations auprès du maître d’hôtel et
assiettes immangées. L’objet du dé-
lit? Un plat de homard au melon.
Wabi-sabi.«Alain Ducasse trou-
vait la recette délicieuse mais le pre-
mier commentaire qu’on a reçu sur
Tripadvisor était d’une violence
inouïe»,se souvient Romain Meder.
Le chef est missionné à l’époque
pour refondre la cuisine du Plaza,
comme la Révolution fondit les clo-
ches d’églises en canons. Ducasse
invente la«naturalité»,un art de
manger que beaucoup lui ont dé-
robé depuis, jusqu’aux marques in-
dustrielles. Des ingrédients français
et de saison. Du poisson, des venai-
sons, mais plus de viande rouge.
Le légume et les céréales écrites en
lettres de feu. Ce qui s’est imposé
comme une mode ou une éthique
était, il y a cinq ans, une provoca-
tion. Creusée par Ducasse, le cuisi-
nier pluri-étoilé, et Meder, un classi-
que repenti et qui y revient, par des
champs détournés, adepte de tout
ce qui s’est perdu dans les vicissitu-
des de la cuisine, herbes folles ou
moelle épinière de l’esturgeon qu’il
réhabilite en accompagnement du
caviar –son premier métier de bou-
cherluiadonnélasciencedesrestes
et des bas-morceaux.
Mais pourquoi hurler? Le geste fon-
dateur de la réouverture du Plaza
Athénée, manifeste de la «natura-
lité», ce homard bleu de Chausey
à peine fumé, melon chaud et froid,
se présente charnu dans l’assiette,
luisant comme l’argenterie des cou-
verts, l’orangé des carcasses se mi-
rant dans la surface du fruit. Lim-
pide. Pas de destructuration de la
forme comme dansle Sacrede Stra-
vinsky.«C’est une histoire de codes,
tranche Meder.Le homard se mange
traditionnellement avec des cèpes ou
des truffes. Moi, je rêvais à une asso-
ciation très fraîche, en souvenir d’un
crabe-melon d’eau que j’avais goûté
à Singapour.»
Le Franc-Comtois fait bouillir la ré-
volution dans un atelier de Pigalle.
Les travaux d’aménagement ne sont
pas encore terminés au palace de
l’avenue Montaigne. Le melon est
broyé à l’extracteur pour livrer un
bouillon translucide. Meder réserve
au frais et, malencontreusement,
heureusement, il l’oublie. Il en sort
une gelée. Les billes de melon frais
sont enrobées avec cette délicieuse
erreur, puis disposées avec les mé-
daillons de queues de homard au
beurre fumé, éléments qui flottent
à la surface de l’assiette. En immer-
sion clapotent la soupe de melon
(relevée de gingembre, de citron et
de miso blanc) et le jus de homard
(carcasses déglacées au cognac,
fenouil, tomate, ail, échalote, olive
et peaux de melon, puisque rien
ne se gaspille selon les principes
de la «naturalité»).
Cen’estplusle«terreetmer»vidéde
ses passions rêches mais un plus ra-
dical «fruits-crustacés», qui s’amuse
de corps a priori étrangers, mariage
qui se célèbre en Asie mais heurte
toujours les disciples de la grande
cuisine française. Le Bon de ce ho-
mard n’était pas rond. Ni son Beau
complaisant.«Je cherche les aspéri-
tés,expliqueRomainMeder.Un plat
parfait est ennuyeux.»Le chef tend
plutôt à«une imperfection contrô-
lée». C’est le wabi-sabi, cette philo-
sophie japonaise, de«wabi»(nature,
simplicité) et«sabi»(décrépitude).
Un art zen qui, en menuiserie, don-
neraitunetabledechêneausensuel
difforme, au galbe délicatement
râpeux, le nœud de la branche en
cicatrice posant son regard de
cyclope heureux sur ceux qui se
pencheraient au-dessus du bois. Au
Plaza, le wabi-sabi se niche partout,
comme dans ce plat servi à la carte
en juin, bar de l’Atlantique saigné,
l’arête en pralin, haricots verts,
amandons.«C’est le fagot de haricots
verts qui correspond à l’imperfection
contrôlée,précise Meder.Comme il
est préparé au barbecue, sa cuisson
n’est pas homogène.»
«Crescendo».Chaque matin, dès
9 heures, le chef procède à ses es-
sais. La chambre froide du Plaza est
son armoire de sorcière. Dans les
bacs et bocaux dorment, mais pas
pour longtemps, des boutons de co-
quelicots, des pattes de gamberoni
séchées qui offriront un jus puis-
sant. Les carottes violettes déshy-
dratées font penser à des gousses de
vanille dans leur gaine de cuir noir.
Quant aux cerises emprisonnées
dans de la cire, elles pétillent en li-
monade au bout d’un mois. Comme
cette cuisine se veut vivante, elle
peut aussi bien triompher que boire
le bouillon. Elle meurt, aussi. En
juin, le chef tentait, par exemple,
une mayonnaise à base de lait et
d’huile, bannissant les œufs,«juste
pour voir». Il s’amuse:«Bon, c’était
raté, j’ai abandonné.»
Le prophète de la naturalité espère
redonner sa chance au melon-ho-
mard.Surtoutquelesclientsontlar-
gement ouvert leur esprit depuis les
débuts. Le plat impossible des origi-
nes pourrait continuer de transgres-
ser. Mais moins que le projet ultime:
une courgette dans l’assiette et rien
d’autre. Meder:«Le légume serait
cuit comme on fabrique une montre.
Les clients verraient les aiguilles
mais pas le mécanisme à l’intérieur.»
Il parle et son idée lui descend dans
la gorge.«Imaginez! La première
cuillère : pouaf! La deuxième : ouaf!
Il faut trouver ce qui va éveiller les
sens et piquer l’attention en un long
crescendo. Malheureusement, pour
l’instant, en l’état de nos connaissan-
ces et de notre savoir-faire, avec une
courgette seule, on a plutôt une pre-
mière cuillère “super bonne”, une
deuxième “bonne” et une troisième
“chiante”.»Au Plaza, la révolution
est un dîner de gala.
PIERRE CARREY
PhotoRÉMY ARTIGES
MARDIAMANDINE CHAIGNOT
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