MONDE
«A
ujourd’hui, je peux en-
core payer, hein. C’est
très dur, mais je peux
encore payer.»Marisol Martinez,
43 ans et mère célibataire, est la der-
nière à se présenter autour de la ta-
ble. Comme Diego, Veronica, Gia-
nina et les 30 autres qui l’ont
précédée, elle s’accroche à ces phra-
ses comme on allume un cierge,
pour raviver un espoir que l’on sait
vacillant et tenter de dissiper l’obs-
curité.«Aujourd’hui, je peux encore
payer»,repris par tous comme une
incantation cathartique pour chas-
ser la question qui les tourmente:
«Et demain ?»
Marisol et ses compagnons, d’âges
et de professions diverses, ont en
commun d’avoir souscrit un crédit
immobilier UVA (unité de valeur
d’acquisition), lancé en juin 2016 à
grand renfort de publicité par le
gouvernement du président de
droite Mauricio Macri, alors récem-
ment élu. Ce système de crédit allait
être la pierre angulaire de sa poli-
tique du logement et résoudre le
problèmehistoriqued’accessionàla
propriétépourlesclassespopulaires
argentines: un dicton local affirme
que les conditions d’accès au crédit
immobilier traditionnel sont telles
que les seuls à les satisfaire n’ont en
fait pas besoin de crédit.«Ici, tu es
propriétaire si tu es riche,raconte
Marisol.La classe moyenne, elle est
locataire et à la merci des agences
immobilières»,raconte Marisol. Ces
nouveaux prêts UVA destinés uni-
quement à l’achat de biens immobi-
liers à usage d’habitation principale
allaient changer la donne: l’em-
prunt, sur vingt ou trente ans, pou-
vait couvrir jusqu’à 80% du prix
d’achat et les premiers rembourse-
ments, similaires au prix d’un loyer,
étaient plafonnés à 25% des reve-
nus. Et puis comme un détail sans
importance mentionné au passage:
afin de protéger les banques, son
taux d’intérêt est indexé sur l’infla-
tion.
En trois ans, en-
tre 115 000 et
170000 crédits
(selon le gou-
vernement ou
selon les asso-
ciations) ont été
émis, la moitié
par la banque
publique Nacion.
Sauf qu’en Argen-
tine, l’inflation est
très loin d’être un détail.
Mauricio Macri, lors de sa
campagne, avait déclaré:«La ques-
tion de l’inflation sera la plus simple
de celles que j’aurai à gérer en tant
que président.»A six mois de la fin
de son mandat, et alors que les pri-
maires obligatoires des partis pour
l’élection présidentielle du 27 octo-
bre se jouent dimanche, son
aplomb ferait sourire si la situation
argentine n’était aussi calamiteuse.
Depuis le début de son mandat,
la valeur du peso a été divisée par
quatre face au dollar (passant de
9,60 pour 1 dollar en décembre 2015
à 45,15 aujourd’hui), et l’inflation
cumulée a dépassé les 200% le mois
dernier.
«JE VIS DANS L’ANGOISSE»
Deschiffresaffolants,mêmepource
pays habitué à une économie en
formedemontagnesrusses.Lalevée
brutaledetouslessubsidesetmesu-
res protectionnistes mises en place
par le gouvernement précédent a
créé une réaction en chaîne
qui a paralysé l’acti-
vité économique du
pays : cette der-
nière année, plus
de 12 000 PME
ont fermé, soit
plus de 30 par
jour.
L’Argentine va
mal et le rêve des
crédits immobi-
liers accessibles a
volé en éclats. Autour
de la table, Marisol et ses
compagnons égrènent des situa-
tions qui se ressemblent : les
mensualités ont explosé tandis que
leurs revenus, bien entendu, ont
stagné. Certains ont dû prendre un
deuxième voire un troisième travail
pour y faire face, d’autres ont vendu
des meubles, leur voiture. Tous ont
coupé drastiquement dans leurs
autres dépenses. D’abord, rembour-
ser le crédit. Mais ce qui les terrifie,
c’est qu’à cause de l’inflation, c’est
la totalité de leur dette qui grossit
à vue d’œil malgré les rembourse-
ments.
Prenons l’exemple de Marisol: la
première mensualité de son petit
trois-pièces de 45m^2 dans le quar-
tier populaire de Flores, où elle vit
avec sa fille adolescente, était de
5600 pesos (111 euros) en septem-
bre 2017. La dernière s’élève à près
de 10 000 pesos (197 euros), plus de
la moitié de ses revenus d’esthéti-
cienne à domicile.«Le pire, c’est que
l’on ne sait jamais à l’avance de com-
bien ça va augmenter, je ne peux
rien prévoir, tout est confus, opaque,
je vis dans l’angoisse. Ma fille et moi,
on a pleuré de bonheur le jour de la
signature, je regardais les murs de
l’appartement et mon cœur se gon-
flait de joie. Après une vie de loca-
taire, j’allais enfin pouvoir lui lais-
ser quelque chose. Aujourd’hui je
préfère ne pas penser à l’avenir et si
je pleure, c’est d’angoisse pour le fu-
tur.»Gianina, sa voisine de table,
renchérit:«Moi, je n’arrive même
plus à dire “ma maison” pour parler
de mon appartement. Je dis “l’en-
droit où je suis”.»
Marisol a emprunté 780000 pesos
à la banque (15312 euros). Aujour-
d’hui, après presque deux ans de
remboursements, elle lui doit en-
core 1400000 pesos (27669 euros),
près du double. La sensation
d’étranglement est palpable et déjà
pour certains, l’air vient à manquer.
Près de 40% des crédits UVA ont été
souscrits dans la province de Bue-
nos Aires, qui enserre la capitale de
son cordon industriel et commer-
cial aujourd’hui en décrépitude. A
Ingeniero Maschwitz, localité de
classe moyenne, Maria Sotlar et son
mari Matias ont vendu l’année der-
nière leur deux-pièces pour acheter
une maisonnette à la façade rose,
avec un petit jardin.«C’était la
moins chère du quartier,soupire
Maria.La moins chère.»Mais à
Par
MATHILDE GUILLAUME
Correspondante à Buenos Aires
REPORTAGE
500 km
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Atlantique
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U RUGUAY
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BOLIVIE
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Buenos Aires
Argentine
Des vies brisées
au crédit de Macri
Alors que dimanche se tiennent les primaires
obligatoires des partis en vue de la présidentielle
d’octobre, le président de droite est sur la sellette:
indexés sur l’inflation, les prêts immobiliers qu’il
a mis en place en 2016 ont plongé des dizaines
de milliers d’Argentins dans la faillite.
Depuis le début du mandat de Macri, la valeur du peso a été divisée
10 u Libération Samedi10 et Dimanche11 Août 2019