Liberation - 2019-08-10-11

(Ron) #1

IV u Libération Samedi10 et Dimanche11 Août 2019


«


«Breton vit dans cette femme une


preuve vivante de sa philosophie»


Pour l’écrivaine Hester
Albach, Nadja a été la
rencontre surréaliste
et onirique qu’André Breton
s’efforçait de rechercher.

I


ntriguée par le personnage de Nadja,
la romancière néerlandaise Hester
Albach a enquêté sur son identité et son
passé. Après sept ans de recherches,
elle a publié leur résultat dansLéona,
héroïne du surréalisme(traduit par Arlette
Ounanian, Actes Sud, 2009), qui est aussi
sa propre exégèse du texte d’André Breton.
Elle travaille aujourd’hui sur deux ouvrages
autour deSalvator Mundi,la peinture
de Léonard de Vinci, et sur Franciscus
Van den Enden, professeur de latin de
Spinoza, pendu devant la Bastille pour
avoir voulu déclencher la Révolution
française cent vingt ans plus tôt...
Comment avez-vous eu l’idée
de chercher qui était derrière Nadja?
J’ai luNadjapeu de temps après la mort
de ma mère. Elle était professeure de
français. J’ai commencé à lire les ouvrages

de la bibliothèque familiale. Et il y avait
le livre d’André Breton. Je me souviens
avoir été irritée par la pédanterie
de l’ouvrage. J’ai ressenti le besoin
d’entendre l’histoire du point de vue de
Nadja. Je suis allée à la recherche de
son identité, principalement pour satisfaire
ce désir. Mais à chaque fois que je relisais
le livre, je découvrais davantage de
couches.Nadjaest un guide intrigant
sur une histoire secrète de la France, même
du monde. Alors, au moment où j’ai eu
la chance de rencontrer la petite-fille
de Nadja et d’apprendre tout de la vie
de Léona, j’étais devenue trop impliquée
dans le surréalisme pour ne pas découvrir
aussi les doubles ententes et références
de Breton, en particulier à l’alchimie,
l’hermétisme et l’occultisme.
Pour quelles raisons son identité
n’a pas été révélée?
La seule mention de son nom se trouvait
sur une facture d’hôtel, comme je le décris
dans mon livre. Elle n’a jamais signé
que «Nadja», avant même d’avoir rencontré
Breton. Son nom, Léona Delcourt, était
tenu secret depuis quatre-vingts ans.

Notamment par la famille de Léona, pro-
fondément traumatisée par ce qui lui était
arrivé, à Paris et durant les années de son
internement. Imaginez-vous voir votre fille
et votre mère souffrir de la manière dont
elle a souffert, enfermée dans un asile et
être impuissantes, ne connaissant pas les
bonnes personnes pour obtenir sa libéra-
tion. Son identité a également été gardée
sous le chapeau par André Breton.
Par respect pour la famille?
Peut-être aussi par honte?
Vous avez rencontré sa petite-fille
et recueilli l’histoire de son existence,
celle d’une claustration à vie.
Aurait-elle pu être traitée et vivre
presque normalement?
Si Léona avait vécu de nos jours, par exem-
ple à Amsterdam, elle aurait pu poursuivre
son rêve de créer des costumes de théâtre.
Elle aurait eu droit à un soutien financier
pour elle et son enfant, à des médicaments
(si nécessaire) et à une thérapie, le tout payé
par l’Etat. Elle n’aurait pas été dépendante
des hommes pour survivre, ni pour sa pro-
tection. Peu importe ce qui lui serait arrivé
si elle vivait maintenant, elle n’aurait
pas été enfermée dans un asile d’aliénés.
Dans les années 20, la vie des femmes
non conventionnelles était un enfer,
à moins d’être riche, et quand bien même.
Elle a demandé à être protégée
mais elle a été enfermée à la place.
Après votre enquête, sa tombe a été
fleurie et son nom apposé sur la pierre.
Nos discussions autour de mon livre
ont ouvert une nouvelle perspective
à la petite-fille de Léona, dont l’affection
pour sa grand-mère l’a incitée à entretenir
la tombe.
Une sorte de controverse prétend
qu’André Breton aurait profité
d’elle sans jamais plus s’y intéresser.
Qu’en pensez-vous?
La confrontation de deux mondes; d’un
côté le monde de Breton à la recherche
du «Merveilleux», qui vit dans cette femme
féerique une preuve vivante de sa philoso-
phie. De l’autre côté la réalité navrante
et banale d’une fille d’origine très pauvre
ayant dû laisser son enfant derrière elle
pour essayer de gagner sa vie à Paris et
subvenir à ses besoins. Dans des circons-
tances normales, leur histoire aurait été
un cliché. Mais ici, la magie est arrivée;
tous deux brillants, tous deux croyant en
la réalité onirique. Ils étaient dans un état
de sommeil, sachant que lui avait réglé
son réveil et qu’il s’est réveillé à temps.
Au moment où elle s’est réveillée, elle était
enfermée dans un hôpital psychiatrique.
Il s’était embarqué dans un nouveau
rêve, elle était restée dans un cauchemar
pour le restant de ses jours.
Recueilli parF. Rl

ÉTÉ / LABEL ÉTOILE/ LABEL ÉTOILE


Breton l’a-t-il lais-
sée tomber ou, comme l’estime Chris-
tiane Lacôte-Destribats (6), s’est-il«mis
à écrireNadjapour répondre à son sou-
hait, lui rendre les honneurs après le dé-
sastre»? Nadja avait dit au surréaliste:
«Vous écrirez sur moi.»En août 1927, il
va rédiger la partie sur Nadja au manoir
d’Ango, près de Varengeville.«Le sur-
réalisme était une exploration de l’in-
conscient qui n’était pas sans danger.
Elle n’a pas tenu le coup, son délire à bas
bruit a flambé avec la rencontre avec
Breton»,poursuit la psychanalyste la-
canienne qui a exploréNadjacomme
un de ces grands textes littéraires qui
font passer d’une perspective à une
autre.«C’est son seul récit. Cette rencon-
tre lui a permis de transformer sa ma-
nière d’écrire et de faire un roman.»
Pendant leur parcours dans Paris,«elle
essaie à chaque fois de lui montrer qu’il y
a un sens caché»et entre eux surgissent
des«malentendus»,souligne-t-elle.«Il
lui a donné à lire un texte admirable
mais déroutant,Poisson soluble.Elle a
essayé de calquer ses écrits sur ce qu’elle
avait pu lire. Touchant et désespérant.»
Breton, qui avait fait quatre années de
médecine, avait envisagé de devenir
psychiatre. Une affection mentale fai-
sait peu de doute. Il écrit dansNadja:
«Les lettres de Nadja, que je lisais de l’œil
dont je lis toutes sortes de textes poéti-
ques, ne pouvaient non plus présenter
pour moi rien d’alarmant. Je n’ajouterai
pour ma défense que quelques mots.
L’absence bien connue de frontière entre
la non-folie et la folie ne me dispose pas
à accorder une valeur différente aux
perceptions et aux idées qui sont le fait
de l’une ou de l’autre.»
Le manuscrit autographe deNadja,
que l’auteur avait offert à l’éditeur
suisse Henry-Louis Mermod (il a en-
suite appartenu à Pierre Bergé), a re-
joint les collections de la BNF comme
trésor national en 2016. Le cahier de
Nadja auquel elle tenait tant, avec ses
brouillons de lettres et ses dessins, se
trouvait jusqu’au 3 juillet dans la col-
lection de livres d’avant-garde de Paul
Destribats vendue chez Christie’s. Il a
rejoint le manuscrit.«Rares et précieu-
ses traces d’une femme réelle que Bre-
ton éleva au rang de mythe»,vantait
l’argumentaire du cahier à l’encan.
«Qui êtes-vous ?»lui avait demandé
André. Nadja avait répondu:«Je suis
l’âme errante.»•


(1) Nadja, 1928.
(2)Œuvres complètes, Tome 1, la Pléiade,
1988.
(3) Toutes reproduites sur le site http://www.andre-
breton.fr.
(4)Léona, héroïne du surréalisme, Actes Sud,
2009.
(5)Nadja et Breton, un amour juste avant la
folie,Julien Bogousslavsky, L’Esprit du temps,
2012.
(6)Passage par Nadja,Christiane Lacôte-Des-
tribats, Galilée, 2015.


LUNDIGORGE PROFONDE


Suite de la page III


L’enchantement,dessin de Nadja.ILLUSTRATION AKG-IMAGES
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