Liberation - 2019-08-10-11

(Ron) #1

Libération Samedi10 et Dimanche11 Août 2019 http://www.liberation.fr ffacebook.com/liberation t@libe u XV


LA MER À L’ENVERS
MARIE DARRIEUSSECQ
P.O.L, 256 pp., 18,50€.
En librairie le 22 août.
Elle s’appelle Rose Goyenetche, elle est
psychologue. Sa mère a offert une croisière,
Rose voyage avec ses deux enfants dans un

gigantesque paquebot. Lequel croise
une embarcation de migrants en perdition.
Parmi eux, le jeune Younès qui avait cru
sa dernière heure arrivée. Et là, Rose
a un geste incroyable : elle donne à Younès
le smartphone de son fils. Ainsi conserveront-
ils une possibilité de contact. Mais Rose
a sa vie. Son mari et elle déménagent dans

le Sud-Ouest. Jusqu’au jour où Younès appelle
au secours, il est à Calais, blessé. Qu’est-ce
qui pousse Rose à lui venir en aide?
Elle s’interroge. Mais elle n’est pas forcément
bonne psychologue pour elle-même.
Marie Darrieussecq lui met dans les mains
un don de guérisseuse qui fait merveille,
à tous points de vue.Cl.D.

qui se déplaçait en crabe. Elle aurait aimé voir
un officiel, un de ces types en uniforme qui
fendent les bancs de passagers. Elle traversa
un libre-service, pizzas, hamburgers et frites,
l’odeur mêlée au tabac et aux parfums et à
quoi, cette légère trépidation, la vibration de
quelque chose, lui flanquait légèrement la
nausée. Sa mère lui avait offert le tout-inclus-
sans-alcool. Sortie de ce boyau-là c’était une
autre salle de jeu, vidéo cette fois, pleine
d’adolescents pas couchés. Puis des couloirs
déserts, des boutiques fermées, un décor
égyptien mauve et rose, et le grand escalier
en faux marbre vers la discothèque Shéhéra-
zade. Malgré la musique on percevait une ru-
meur, mais à tenter d’isoler les sons on ne
l’entendait plus.
Elle hésita. Un amas de retraités ivres titubait
au bas de l’escalier. Elle visualisa son petit
corps debout dans la masse creuse du bateau,
et la mer dessous, énorme, indifférente. Les
passagers duTitaniceux aussi avaient mis un
certain temps à interpréter les signes. Ce
voyage était une promotion de Noël, peut-être
parce qu’un des paquebots avait fait naufrage
quelques années auparavant, trente-deux
morts. Partir en croisière aussi comportait des
risques.




  • No pasa nada, niente, nothing, l’officiel à cas-
    quette souriait, tout va bien,tutto bene. Elle
    se sentit un peu bête mais charmante dans ses
    lainages près du corps. La piscine était fermée
    mais éclairée. La fontaine en forme de sirène
    était à l’arrêt bouche ouverte. La trépidation
    devenait certaine en contemplant l’eau : l’eau
    carrée faisait des cercles, il faisait du surplace,
    ce bateau. Elle attrapa un plaid sur une chaise
    longue et traversa un sas vers le pont supé-
    rieur. Le vent s’engouffra, elle enroula le plaid
    autour de sa tête. La Voie lactée jaillit au-des-
    sus d’elle. Elle était une astronaute prête pour
    l’apesanteur.




  • Un rivage se tenait loin. L’Italie? Malte? La
    Grèce? Quand même pas la Libye. Elle avait
    vérifié sur internet: à raison de quelques mil-
    limètres de «convergence» par an, dans très
    longtemps la Méditerranée ressemblera à un
    fleuve. On pourra la passer à pied (sauf qu’à
    ce rythme il ne restera plus d’humains). C’est
    la Grèce qui se glisse sous l’Afrique, le Pélo-
    ponnèse tombe comme une grosse goutte.
    Athènes et Alexandrie ne feront qu’une,
    songe-t-elle, noyées ou enfouies.
    Les croisières rendent rêveur (quand on ne
    passe pas sa vie au casino). On est légèrement




abasourdie, bercée. Rose s’abritait du vent
sous la grande cheminée. Des lumières ondu-
laient sur l’horizon très noir. Il y eut de nou-
veau comme un bruit de chaînes, est-ce qu’un
bateau de cette taille peut jeter l’ancre n’im-
porte où, ou quoi, dériver? La mer semblait
tellement froide en cette saison, la pensée re-
culait. Quelqu’un courait – en ciré jaune –
venait vers elle dans un raffut de lourdes se-
melles sur le métal du pont : «Est-ce que ?...»
demanda-t-elle, mais il la dépassa dans un
crépitement de talkie-walkie. Le pont re-
tomba dans le silence. Elle voyait son ombre
dans les guirlandes de Noël, une grosse bulle
de tête sur un corps en fil de fer. On gelait.
Est-ce que les astronautes devant la courbe
de la Terre se sentent seuls en charge du
monde?
Bon. Elle retourna à sa cabine. Les enfants
dormaient. Elle enfila un jean, son blouson
chaud et ses baskets. Elle vérifia que le télé-
phone de son fils était allumé. 4h02. Elle prit
les gilets de sauvetage dans le placard, le petit
pour sa fille, le grand pour son fils, et les posa
sur leurs couchettes. Ça faisait comme deux
gros doudous fluo. Elle se vit à la maison avec
eux, et son mari, leur père. La sensation fami-
lière, l’oppression sous le sternum. Elle prit
une photo, sans flash, de ses magnifiques en-
fants superposés et endormis, sur le fond doré
de la cabine deLuxe.
Au douzième et dernier étage, on pouvait re-
joindre la proue, avec vue sur les deux côtés.
Il fallait passer par la piste de rollers, le square
de jeux pour enfants, et longer l’autre piscine,
celle en plein air, couverte d’un filet pour la
nuit. Elle se repérait. Et maintenant il suffi-
sait de se laisser guider par les sons. Des voix,
des cris, oui, des pleurs? Le paquebot était
immobile sur le gouffre noir. Elle se pencha.
A chaque croisière un suicide. Les bateaux
partent à quatre mille et rentrent à combien.
Un point jaune assez fixe brillait au loin, à
quelle distance? Descendre une passerelle,
une autre : impasse. Retraverser un sas vers

l’intérieur, large couloir chaud, section Pres-
tige, portes espacées, enjamber des plateaux
deroom serviceabandonnés sur la moquette,
trouver un autre sas et ressortir sur une cour-
sive dans le vent. Un puzzle en 3D.
Tout en bas, sous elle, on mettait une cha-
loupe à la mer.Ratatatafaisaient les chaînes.
La chaloupe diminuait, diminuait, la surface
de la mer vue d’en haut comme d’un immeu-
ble. Silence. Les bruits fendaient la nuit de
rayures rouges. Un officiel et deux marins
descendaient le long de la paroi dans la cha-
loupe, un gros tas de gilets de sauvetage à
leurs pieds. En mer il y avait comme des pas-
tilles effervescentes, écume et cris. Et elle
voyait, elle distinguait, un autre bateau, beau-
coup plus petit mais grand quand même. Ses
yeux protégés de la main contre les guirlan-
des de Noël s’habituaient à la nuit, et ratta-
chaient les bruits aux mouvements, elle com-
prenait qu’on sauvait des gens.
D’autres passagers au bastingage tentaient de
voir aussi. C’étaient des Français de Mon-
tauban, elle les croisait au restaurant deLuxe.
Ils la saluèrent, ils étaient ivres. Les deux
femmes, jeunes, piétinaient en escarpins, il
y en a pour des plombes estima l’une d’elles.
Un homme criait à l’autre «mais putain tu es

dentiste, dentiste comme moi», la phrase les
faisait rire sans qu’on sache pourquoi. Un
autre couple courait vers eux, baskets et sur-
vêtement, faisaient-ils du sport à cette heure?
Ils ne parlaient aucune langue connue : des
Scandinaves? Rose leur expliqua dans son an-
glais du lycée qu’il y avait, là, dans la mer, des
gens. Et peu à peu et comme se donnant on
ne sait quel mot mystérieux, des passagers se
regroupaient. Il était quoi, quatre heures et
demie du matin. La chaloupe avait touché
l’eau, cognant contre le flanc du paquebot, le
moteur démarrait impeccable sous l’œil des
passagers penchés, l’officier à la proue et les
deux marins derrière, debout très droits,
comme un tableau. D’autres canots de sauve-
tage étaient parés à la descente. Elle se de-
manda s’il fallait qu’elle aille réveiller ses en-
fants pour qu’ils voient. Un employé surgit,
«Ladies and gentlemen, please go back to
your cabins». Les canots peu à peu s’éloi-
gnaient, bruits de moteur mêlés. Les voix
semblaient marcher sur l’eau. On demandait
dans de multiples langues ce qui se passait,
alors que c’était évident, pourquoi ils n’ap-
pellent pas les flics? C’est à la police des mers
d’intervenir. Ces gens sont fous, ils emmè-
nent des enfants. On ne va quand même pas
les laisser se noyer. C’était une des Françaises
qui venait de parler et Rose eut un élan
d’amour pour sa compatriote honorable. Un
officier insistait en anglais et en italien pour
que tout le monde quitte le pont. Les Français
ivres et dentistes avaient froid et un peu la
gerbe : le bateau imprimait aux corps son lé-
ger mouvement vertical, sa légère chute répé-
tée. Venez on va s’en jeter un, dit un dentiste.
Rose resta avec la Française honorable pen-
dant que l’autre femme se tordait les chevilles
à la suite des hommes.•

LE WEEK-END PROCHAIN
NOUVEL ANde JULI ZEH

Tout en bas, sous elle, on
mettait une chaloupe à la

mer. «Ratatata» faisaient


les chaînes. [...] En mer


il y avait comme des


pastilles effervescentes,
écume et cris. Et elle

voyait, elle distinguait,


un autre bateau,


beaucoup plus petit mais


grand quand même. Ses
yeux protégés de la main

contre les guirlandes


de Noël s’habituaient à


la nuit, et rattachaient les


bruits aux mouvements,
elle comprenait qu’on

sauvait des gens.

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