N
ouvel avatar du tourisme
de masse mondialisé, la
croisière est devenue unbig
businesspour les armateurs spécia-
lisés comme Carnival, MSC ou
Royal Caribbean. Mais c’est aussi
une industrie lourde qui, dans les
chantiers navals de Saint-Nazaire,
Trieste (Italie) ou Papenburg (Alle-
magne), se jauge en millions de
tonnes d’acier et en dizaines de mil-
liers d’emplois dédiés à la construc-
tion de ces barres d’immeubles flot-
tantes. A un niveau historiquement
haut, le carnet de commandes des
croisiéristes culmine aujourd’hui
à 124 navires livrables d’ici 2027,
selon le dernier décompte de la
revueMer et Marine.Cette flotte
à venir représente un investisse-
ment total de près de 70 milliards
d’euros pour une capacité «hôte-
lière» de 267000 lits. Soit plus de la
moitié de ce qu’aligne déjà la flotte
actuelle de navires de croisière. Car
la tendance est au gigantisme :
«De 5000 passagers aujourd’hui, on
en programme à 8 500 demain
et 10 000 après demain! L’objectif
étant de faire toujours plus d’éco-
nomies d’échelle en comprimant
les coûts fixes et d’exploitation»,re-
lève l’Institut supérieur d’économie
maritime de Nantes (Isemar) dans
une récente note de synthèse sur
l’industrie de la croisière.
CLUB FERMÉ
Les pays en mesure de construire
ces géants des mers font partie d’un
club assez fermé, qui recrute prin-
cipalement dans les chantiers
navals de la vieille Europe. Et la
France n’est pas la dernière nation
à profiter de cette manne indus-
trielle miraculeuse. Fort de leurs
150 ans d’histoire, les fameux
Chantiers de l’Atlantique de Saint-
Nazaire, qui ont vu sortir du bassin
de Penhoët les paquebotsNorman-
die, FranceetQueen Mary 2,et plus
récemment le plus grand navire
de croisière au monde, leSymphony
of the Seas(362 mètres de long,
18 ponts, 2750 cabines pour plus
de 6000 passagers), se classent au
troisième rang mondial du secteur
avec un carnet de commandes de
12 navires à construire pour une va-
leur de 12 milliards de dollars.
Les deux premières marches du
podium sont occupées par le géant
italien Fincantieri (44 navires en
commande pour 27 milliards de
dollars) et son rival allemand Meyer
Werft (22 navires pour près
de 20 milliards de dollars). Les
chantiers coréens et chinois n’ont
pas encore acquis le savoir-faire
pour concurrencer les européens
sur ce type de très grands navires.
Mais ils rattrapent leur retard à
toute vitesse.
CRÉER DES EMPLOIS
C’est pourquoi Fincantieri s’est
lancé dans une course à la taille cri-
tique et cherche depuis des mois
à prendre le contrôle des Chantiers
de l’Atlantique. Les négociations
entre Paris et Rome semblent un
peu enlisées sur fond de querelle
politique et de rivalité économique.
D’autant que les clients croisié-
ristes comme MSC voient d’un très
mauvais œil la constitution d’un
quasi-monopole dans la construc-
tion de paquebots. Et que les syndi-
cats s’inquiètent pour l’emploi à
Saint-Nazaire, craignant les fameu-
ses synergies industrielles, voire
des délocalisations en Italie ou en
Chine. Le volet militaire du dossier
avec le projet d’alliance entre le
français Naval Group et Fincantieri
pour construire des navires de
guerre complique aussi les discus-
sions: la grande cale de Saint-Na-
zaire est la seule à pouvoir assem-
bler une coque de porte-avions.
Mais Paris a posé des garde-fous et
le deal a de bonnes chances de se
faire au nom du pragmatisme.
Les affaires n’ont pas toujours
été florissantes à Saint-Nazaire du
temps où ses cales sèches et ponts
de levage appartenaient à Alstom:
le fleuron de la construction navale
française est ainsi déjà successive-
ment passé sous pavillon norvégien
en 2006, puis coréen en 2008...
Mais aujourd’hui, fort de leur sa-
voir-faire, les Chantiers de l’Atlanti-
que, qui ont récemment retrouvé
leur nom de baptême, sont très
bien placés pour profiter à plein du
boom de la croisière. Déjà forte
de 3 000 salariés pour un chiffre
d’affaires de 1,5 milliard d’euros,
l’entreprise a créé sa propre école
de formation et vient de lancer
une grande campagne d’affichage
dans toute la France sur le thème
«Devenez bâtisseur des géants
des mers», pour trouver les
400 ouvriers spécialisés qui man-
quent à l’appel dans une cinquan-
taine de métiers. Plutôt rare dans la
«vieille» industrie. Créer des em-
plois dans un secteur très nocif
pour l’environnement? Toujours le
même dilemme. Conscients que
le vent tourne, les chantiers de
Saint-Nazaire recherchent aussi
des spécialistes des énergies mari-
times propres pour mettre leurs
bateaux aux nouvelles normes anti-
pollution.
JEAN-CHRISTOPHE FÉRAUD
Chantiers navals,
la proue de la fortune
Avec 124 bateaux
livrables d’ici à 2027,
le carnet de commandes
des croisiéristes
n’a jamais été aussi
rempli.
Aux chantiers navals de Saint-Nazaire, en juin 2018, lors d’une visite du ministre de l’Economie, Bruno Le Maire.PHOTO THÉOPHILE TROSSAT
ÉVÉNEMENT
6 u Libération Samedi10 et Dimanche11 Août 2019