MONDE
«J
e demande aux Italiens de
me donner les pleins pou-
voirs.»Quelques heures
seulement après avoir décrété la fin
de l’expérience gouvernementale
avec le Mouvement Cinq Etoiles
(M5S), Matteo Salvini a clairement
exposé jeudi soir devant ses mili-
tants réunis à Pescara, sur la côte
Adriatique, quelle était son ambi-
tion : prendre d’assaut le palais
Chigi, siège de la présidence du
Conseil italien, et gouverner sans
entraves et encombrants alliés.
«Nous avons fait un choix de cohé-
rence, d’honnêteté, de courage,
[nous voulons] faire à fond ce que
nous avons promis de réaliser sans
être ralentis et sans boulets aux
pieds»,a indiqué le leader d’ex-
trême droite pour expliquer le di-
vorce avec les Cinq Etoiles qui s’ap-
parente à un coup de force
politique. Conforté par son triom-
phe au dernier scrutin européen où
la Ligue est arrivée largement en
tête avec 34% des voix et par des
sondages toujours haussiers, Mat-
teo Salvini a jugé que l’heure était
venue d’abattre ses cartes en an-
nonçant qu’il se préparait à aller
seul aux élections anticipées qu’il
souhaite le plus«rapidement»
possible.
Quelles sont les raisons
de l’éclatement
de la majorité?
Formellement, le vote du Sénat
mercredi sur le projet de ligne TGV
Lyon-Turin a constitué le casus
belli. La Ligue et les Cinq Etoiles se
sont divisés sur la question. Les
troupes de Matteo Salvini ont voté
en faveur de la poursuite du chan-
tier tandis que les Cinq Etoiles se
sont prononcés pour l’arrêt de tra-
vaux qu’ils jugent depuis toujours
coûteux et inutiles. Au bout du
compte, la Ligue a obtenu gain de
cause grâce au renfort de l’opposi-
tion. En réalité, l’affaire était déjà
entendue depuis fin juillet lorsque
le président du Conseil, Giuseppe
Conte, a fait savoir qu’il était favora-
ble au projet, car«ne pas faire la li-
gne à grande vitesse coûterait beau-
coup plus cher».Les Cinq Etoiles
ont tout de même voté contre le
projet Lyon-Turin pour tenter de
montrer à leurs partisans qu’ils
n’avaient pas totalement trahi leurs
engagements. Mais procédant de
cette manière, ils ont fourni le pré-
texte à Matteo Salvini pour dénon-
cer des divergences toujours plus
grandes entre les deux composan-
tes de la majorité:«Quelque chose
s’est cassé au sein de la majorité»,a-
t-il lancé dès mercredi soir. Le lea-
der de la Ligue a ensuite stigmatisé
les blocages, les disputes et les in-
sultes entre les deux partenaires qui
auraient, selon lui, atteint leur li-
mite et il a invité en conséquence
jeudi soir le président du Conseil à
prendre acte«qu’il n’y a plus de ma-
jorité», réclamant un retour immé-
diat aux urnes.
En fait, les relations entre les deux
formations se sont détériorées au
fil des quatorze mois de gouverne-
ment en raison de l’évolution du
rapport de force. En mars 2018, le
M5S était sorti vainqueur des légis-
latives avec plus d’un tiers des
suffrages tandis que la Ligue avait
obtenu 17%.
Le cadre électoral s’est aujourd’hui
presque symétriquement inversé,
les Cinq Etoiles ayant payé pour
leur hétérogénéité et leur totale
inexpérience politique tandis que
Matteo Salvini s’est rapidement im-
posé comme l’homme fort de la
coalition populiste, notamment à
travers son impitoyable campagne
xénophobe menée à partir du mi-
nistère de l’Intérieur. En fermant
les ports aux ONG qui sauvent les
migrants en mer, en renvoyant les
réfugiés dans les camps libyens ou
encore en démantelant les centres
d’accueil des demandeurs d’asile,
Matteo Salvini s’est forgé auprès de
l’opinion publique italienne
l’image d’un dirigeant qui met ses
paroles en actes, sans avoir cure des
conséquences humaines de ses
décisions.
Comment la classe
politique italienne
réagit-elle?
Le M5S a été pris au dépourvu par
l’accélération des événements,
même si les relations n’ont jamais
été idylliques entre les deux forma-
tions. Depuis des mois, les diri-
geants des Cinq Etoiles ont avalé
d’innombrables couleuvres pour
complaire à leur allié «léguiste», lui
offrant notamment une immunité
parlementaire lorsque la justice
souhaitait inculper le ministre de
l’Intérieur pour avoir séquestré des
migrants sur un bateau des gardes-
côtes dans le port de Catane, en
Sicile.
Après les élections européennes, ils
s’attendaient à ce que Matteo Sal-
vini réclame davantage de conces-
sions politiques (notamment sur
l’autonomie régionale et la baisse
des impôts) et éventuellement un
remaniement ministériel avec da-
vantage de portefeuilles pour la Li-
gue. Mais celui que ses partisans
surnomme le«capitaine»a décidé
de couper les ponts derrière lui en
rejetant la responsabilité de la crise
sur ses anciens alliés:«Un jour ils
bloquent une réforme, le lendemain
c’est une autre. Ils disent non à
l’autonomie, non à la réforme de la
Justice, oui à la baisse des impôts
mais seulement partiellement car si-
non, disent-ils, l’Europe va s’éner-
ver»,a-t-il dénoncé jeudi soir, en en-
térinant la rupture. En réaction, le
leader des Cinq Etoiles, Luigi Di
Maio a accusé Matteo Salvini de
«poignarder l’Italie dans le dos»et
de faire passer les sondages avant
les intérêts du pays. Giuseppe Conte
a, lui, évoqué un pur calcul électo-
ral, tandis que Alessandro Di Bat-
tista, une des figures des Cinq Etoi-
les, a dénoncé un«spectacle qui fait
vomir».
De son côté, l’opposition assiste en
spectatrice à l’implosion de la ma-
jorité, qui jouit encore d’un large
soutien dans l’opinion. Silvio Ber-
lusconi a fait part de sa«satisfac-
tion». Les responsables du centre-
gauche se félicitent eux aussi de la
faillite de la coalition, même si
l’urgence pour le Parti démocrate
est de reconstituer un semblant
Par
ÉRIC JOZSEF
Correspondant à Rome
ITALIE
Salvini saborde
la majorité
pour mieux
régner
Le ministre de l’Intérieur, en position de force
depuis les européennes, a annoncé jeudi la fin de
la coalition qu’il formait avec le M5S. Rejetant
la faute sur le président du Conseil, Giuseppe
Conte, le leader d’extrême droite table sur des
élections anticipées avant fin octobre.
8 u Libération Samedi10 et Dimanche11 Août 2019