SAMEDI 10 AOÛT 2019 | 19
Pour les 75 ans du « Monde », le romancier
et avocat raconte sa relation au journal.
Je me souviens très bien lorsque j’ai
lu pour la première fois Le Monde , j’étais
au lycée, j’avais 15 ans. J’étais impres-
sionné par une amie qui le consultait
tous les jours. Je me disais alors qu’on
n’avait pas le temps de tout lire. Elle
m’avait donné un conseil : faire une sé-
lection et la lire en une heure. Au même
moment, j’ai déjeuné avec mon grand-
père, qui était administrateur de biens,
engagé dans la Résistance pendant la
guerre, un homme très charismatique
que j’admirais. Je lui ai fait part de mon
souhait de devenir avocat. Il m’a alors
proposé d’aller ensemble assister à Lyon
au procès Barbie. Il est malheureuse-
ment tombé malade, il est décédé d’un
cancer du poumon le 1er avril 1987.
Le procès Barbie commence le
11 mai 1987. Je lis alors chaque jour dans
Le Monde les comptes rendus, une
façon d’honorer mon grand-père. Je
découpe tous les articles, en pleurant.
Dans un café, écrire et lire le journal
La lecture du journal a pris un autre
sens lorsque je suis entré en classe pré-
paratoire, c’était un moyen de se culti-
ver, une fenêtre incroyable sur le
monde, une aventure collective où on le
lisait entre nous. Je l’achetais, tout
comme Libération. Mon plaisir du ma-
tin a été – et est toujours – de m’installer
dans un café, d’écrire et de lire le jour-
nal. Certes, le numérique a changé les
usages, même si j’adore aller au kiosque
quand je prends le train ou quand je
suis en vacances. Je suis abonné au
Monde en version numérique, mais je
pense que j’ai moins de plaisir à le lire
en ligne. J’adore le plaisir de l’objet,
l’ouvrir, le déplier, le feuilleter, l’odeur et
le plaisir de picorer, de m’arrêter au ha-
sard sur un article. Il y a quelque chose
de gestuel qui me plaît.
Pour moi, le Graal était d’être cité dans
Le Monde. Lorsque mon portrait est
sorti, le 10 décembre 2014, avec une
photo signée Stéphane Lavoué, dont
j’apprécie beaucoup le travail, cela a
changé ma vie. J’ai reçu de nombreux
messages, dont un du producteur Khalil
Cherti, qui m’a incité à réaliser des
films. Ce fut un élément déclencheur,
qui m’a permis d’élaborer le documen-
taire Anne-Sarah K en 2017 retraçant le
quotidien d’Anne-Sarah Kertudo, mon
amie d’enfance, malentendante depuis
l’adolescence et malvoyante depuis
- Dans la foulée, j’ai aussi écrit un li-
vre sur notre amitié, sorti en 2019.
L’un de ses combats, raconté dans
son portrait paru dans Le Monde le
13 mai 2018, est de changer la défini-
tion du mot « handicap » dans le La-
rousse de poche, le Robert et le Robert
junior, qui y associent une notion d’in-
fériorité. Elle y est parvenue en partie.
Lorsque j’ai acheté, récemment, la nou-
velle édition du Petit Robert, avec la
couverture dessinée par Riad Sattouf,
et que j’ai constaté que le mot « infério-
rité » a été enlevé, Anne-Sarah et moi
avons été très émus. En revanche, le La-
rousse n’a rien changé. Les responsa-
bles du dictionnaire n’avaient
d’ailleurs pas répondu au Monde, qui
les interrogeait sur ce sujet. C’est donc
grâce au portrait du Monde que la défi-
nition du mot « handicap » a été modi-
fiée dans le Petit Robert.p
propos recueillis par pascale santi
Prochain article Maylis de Kerangall
« LE MONDE » ET MOI
MATHIEU SIMONET
« LORSQUE MON
PORTRAIT EST SORTI,
MA VIE A CHANGÉ »
En Italie, « je suis un Martien »
CORRESPONDANTS DE PRESSE 11 | 12 Arrivé à Rome à l’été 2016, le journaliste du « Monde »
Jérôme Gautheret a dû apprendre à décrypter un univers politique complexe
où il faut accepter, parfois, les raisonnements « les plus tirés par les cheveux »
U
n extraterrestre venu de la
planète Mars atterrit un
beau jour en plein centre
de Rome, dans le parc
Borghese. Son arrivée est si specta-
culaire qu’elle provoque une efferves-
cence inouïe. On le fête, on le célèbre, on
l’invite partout. Il a même l’honneur
suprême d’une audience avec le pape.
Mais, peu à peu, la population de la ville,
qui en a vu d’autres, se lasse. Le Martien
est lui-même gagné par une forme de
neurasthénie, tandis que les Romains,
passé la surprise initiale, ne lui manifes-
tent plus le moindre intérêt. Bientôt ils
commencent à l’apostropher dans la
rue, le plus naturellement du monde.
« Hé! Le Martien! » Finalement, l’extra-
terrestre repartira comme il est venu,
tout déconfit, et sans avoir rien compris.
Un Marziano a Roma est une nouvelle
satirique d’Ennio Flaiano, publiée
en 1954 et adaptée ensuite, avec succès,
au théâtre et en téléfilm. Et je ne remer-
cierai jamais assez la bonne âme qui
m’en a conseillé la lecture à l’été 2016,
alors que je déballais mes cartons à
Rome, tant ce texte m’a éclairé sur un
des traits les plus fascinants de la psy-
chologie romaine : la faculté à s’habi-
tuer à tout, même à l’impensable. Aux
autobus qui prennent feu en pleine rue,
à cette station de métro du centre qui a
été fermée pendant neuf mois pour une
panne d’escalier mécanique, à un im-
probable gouvernement de coalition
réunissant le Mouvement 5 étoiles (an-
tisystème) et la Ligue (extrême droite)...
« Hé! Boris Johnson! »
Ce personnage de Martien perdu dans
une réalité incompréhensible m’a
beaucoup accompagné durant mes
premiers pas de correspondant, et j’ai
repensé à lui il y a quelques jours,
lorsque, en l’espace d’une matinée,
trois personnes familières m’ont inter-
pellé dans la rue d’un « Hé! Boris John-
son! » Il paraît qu’on se ressemble.
J’habite en plein centre de la ville,
dans un quartier qui concentre à la fois
certains des lieux les plus prisés des
touristes (le Panthéon, la place Navone)
et les principaux centres de pouvoir de
la République italienne. Ici donc s’entre-
mêlent, du soir au matin, les symboles
du passé et du présent, le lent cortège
des voitures officielles interrompant
parfois le flot continu des cohortes de
touristes. Certains jours, c’est l’inverse.
La plupart du temps, ces deux mon-
des s’ignorent superbement. L’été, c’est
encore plus évident. Dans les rues
voisines de la Chambre des députés ou
du Sénat, on croise souvent, aux heu-
res des repas, de petits groupes d’hom-
mes en costume – les femmes, qui
s’autorisent des tenues plus légères,
sont moins repérables – se frayant un
chemin au pas de course au milieu des
touristes en débardeur. Impossible de
se tromper : il faut être un politique
italien pour ne pas quitter sa veste et sa
cravate dans cette fournaise. Le corres-
pondant, lui, n’a pas d’autre choix que
de se plier à cette étiquette, en évitant
le plus possible, de juin à septembre,
les lieux non climatisés.
Ces univers sont parfaitement
étanches l’un par rapport à l’autre,
mais cela n’exclut pas, parfois, quel-
ques clins d’œil. Ainsi de ce jour d’hi-
ver 2018, peu avant les élections législa-
tives, où Mario Monti, l’homme de la ri-
gueur et des coupes budgétaires,
m’avait accordé un entretien dans son
bureau du Sénat, palais Giustiniani.
La République italienne est géné-
reuse avec ses plus illustres serviteurs :
ancien commissaire européen, ancien
président du conseil (2011-2013) et sé-
nateur à vie, il jouit d’un grand bureau
avec vue sur le Panthéon. Durant une
heure, on avait disserté sur la situation
politique et l’imminence de la victoire
électorale des 5 étoiles. Puis il était allé
ouvrir la fenêtre, et soudain la rumeur
incessante de la place (et le son des
chanteurs de rue) était entrée dans la
pièce. Une fois retourné à sa place,
l’ancien banquier était revenu, le
visage fermé, sur ces semaines drama-
tiques de la fin 2011 où l’Italie avait failli
sombrer. Et c’est ainsi que je conserve
dans mes archives un bout d’entretien
dans lequel il me raconte les heures les
plus terribles de la crise de l’euro,
accompagné, en fond sonore, de la
musique du film Titanic ...
Comme le Martien de la fable – mais,
naturellement, dans des proportions
bien plus modestes –, à mon arrivée à
Rome, il y a trois ans, j’ai été l’objet
d’une curiosité très bienveillante. Les
médias et les responsables politiques
italiens sont beaucoup plus attentifs à
l’opinion des correspondants étran-
gers qu’en France, et la Stampa Estera,
l’association regroupant l’ensemble
des collaborateurs de journaux étran-
gers, compte vraiment dans la géogra-
phie des pouvoirs romains.
C’est encore plus vrai en ce qui
concerne la presse française, tant la
relation franco-italienne est riche et
complexe – orageuse par intermittence.
Une part importante des élites romai-
nes, diplomates, hauts fonctionnaires
et familles princières, est francophone.
Elle lit Le Monde, se rend régulièrement
à Paris et veut le faire savoir. De ce fait,
l’accès aux sources est très facile. Dit
autrement, on vous parle sans pro-
blème, et avec bienveillance, même au
plus fort des tensions franco-italiennes
des derniers mois. La difficulté est
ailleurs : c’est que, au départ, on n’y
comprend strictement rien.
Au pays des inventeurs des « conver-
gences parallèles » (ou comment
Démocratie chrétienne et Parti com-
muniste pouvaient se rapprocher tout
en restant à distance), les configura-
tions sont infinies et le principe de
non-contradiction n’existe pas.
A l’image du chat de Schrödinger, qui,
dans une célèbre expérience de théorie
quantique, peut être en même temps
vivant et mort, l’alliance de droite qui a
structuré le camp conservateur autour
de Silvio Berlusconi dans le dernier
quart de siècle peut être morte et enter-
rée au niveau national, et plus forte que
jamais au niveau des exécutifs locaux.
Pour le meilleur et pour le pire, l’Italie
est, depuis des décennies, la terre de
toutes les expériences politiques.
Chercher à les décrypter, c’est basculer
dans un monde non euclidien, accepter
parfois l’idée que deux droites parallè-
les peuvent tout à fait se rejoindre. Si
elles y ont intérêt. Il faut accepter les
raisonnements les plus tirés par les
cheveux. Il faut parfois se perdre.
Dans mon apprentissage de ce monde
où les choses ne sont jamais tout à fait
ce qu’elles semblent, un lieu s’est avéré
essentiel : c’est un petit restaurant situé
à mi-chemin de la Chambre des dépu-
tés ou du Sénat, où j’ai appris beaucoup
plus que sous les ors des palais romains.
Dans l’arrière-salle de chez Mimmo
Lagana, à l’heure du déjeuner, au milieu
des touristes – toujours eux – qui leur
garantissent une parfaite discrétion, il y
a toujours deux ou trois tablées « politi-
ques ». Dans la complexe géopolitique
des restaurants du centre de Rome,
Lagana passait plutôt pour une adresse
renziste. Mais l’étoile de Matteo Renzi,
premier ministre de février 2014 à dé-
cembre 2016, a vite pâli, et de toute
façon l’endroit est parfaitement
œcuménique. Ici, on se retrouve en
toute discrétion, certain de n’être dé-
rangé par personne. En fin de service, il
n’est pas rare qu’on s’interpelle d’une
table à l’autre. Dans ces échanges de
vues, les frontières entre la gauche et la
droite s’amenuisent, des convergences
insoupçonnées apparaissent... c’est
entre ces murs que j’ai commencé à
- un peu – comprendre Rome.
Sortir de la bulle romaine
Mais comprendre l’Italie, c’est une
autre affaire. Or Rome est le lieu des li-
turgies et des fastes du pouvoir, et la
réalité de celui-ci est ailleurs. Le cœur
de l’économie est au nord du pays,
Milan ou Venise sont des capitales
culturelles autrement plus dynami-
ques et Naples et la Sicile sont un
monde à elles seules... A Rome, on ne
voit que Rome, ses splendeurs et ses
mirages. Un phénomène tel que la
montée en puissance du très extré-
miste chef de la Ligue, Matteo Salvini,
ces dernières années, était impossible
à percevoir depuis la capitale. Il faut
donc partir, le plus souvent possible, de
Trieste à Lampedusa, des douces colli-
nes de Toscane aux plateaux arides de
la Basilicate, pour éviter de se trouver
prisonnier de la bulle romaine.
Le chef de la Ligue a patiemment ar-
penté le pays pendant des années, de-
puis la riche Lombardie jusqu’à la Sicile,
qu’il a passé le début de sa vie politique
à dénigrer. Il s’y est fait adopter, et là est
sans doute son chef-d’œuvre. Jusqu’au
printemps 2018, il était à Rome un par-
fait étranger, mais, quand il y a débar-
qué, comme le Martien de la fable, la
ville lui a tendu ses bras et a déployé ses
charmes infinis. Finira-t-elle par le « di-
gérer », comme elle l’a fait depuis tou-
jours de tous ceux qui l’ont conquise?
La dernière fois que je suis allé déjeu-
ner chez Mimmo Lagana, il s’est assis
en face de moi et m’a confié à voix
basse que Salvini était venu manger
chez lui il y a quelques jours.p
jérôme gautheret
Prochain article En Tunisie
YASMINE GATEAU
« JE CONSERVE
UN BOUT D’ENTRETIEN
DANS LEQUEL MARIO MONTI
ME RACONTE LES HEURES
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EN FOND SONORE LA MUSIQUE
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L’ÉTÉ DES SÉRIES