Le Monde - 20.08.2019

(Sean Pound) #1
0123
MARDI 20 AOÛT 2019 | 21

D


ans le maelström
des séries améri­
caines qui déferle
sur les écrans de­
puis quelques an­
nées, celles où les
femmes peuvent – enfin – se re­
connaître montent en puissance.
Plus justes, plus actuels, moins sté­
réotypés, les personnages fémi­
nins se multiplient, se diversifient
et gagnent en complexité.
Certaines séries, souvent créées
par des femmes, s’aventurent
même à représenter le désir et la
sexualité en se focalisant sur la
perception qu’en ont les person­
nages féminins. De la masturba­
tion au cunnilingus, de rapports
insatisfaisants à l’orgasme avec
des sextoys, commence ainsi à
s’imposer un nouveau regard,
plus réaliste et plus « égalitaire »,
sur la représentation de la sexua­
lité féminine.
Une évolution qui a pris son
temps. Jusqu’aux années 1970, les
femmes étaient en effet avant
tout de pimpantes épouses,
joyeuses de jouir... du plumeau et
de l’aspirateur. Après leur enrôle­
ment dans les usines pour vaincre
les nazis, le retour au foyer s’im­
posait. Un frôlement des lèvres de
leur époux et des lits jumeaux fai­
saient tout leur bonheur.
A partir des années 1970, les cho­
ses commencent à « se gâter »
(concomitamment, entre autres,
à la démocratisation de la pilule
contraceptive, réservée aux fem­
mes mariées jusqu’en 1972 aux
Etats­Unis). Apparaissent alors
des séries centrées sur des fem­
mes autres que des ménagères,
parfois désireuses non plus d’un
mari mais d’un partenaire. Pointe
une nouvelle problématique : leur
épanouissement personnel, qui
passe par un métier et la recher­
che du bonheur en dehors de la
domesticité. Le Mary Tyler Moore
Show (1970­1977), par exemple, in­
nove en mettant en scène Mary
Richards, la trentaine et toujours
célibataire. La série rompt avec le

credo de l’époque qui veut qu’une
femme, à cet âge­là, doive s’épa­
nouir dans le mariage. Qui plus
est, Mary Richards a des amants
d’un soir...
Puis débarque sur NBC la sitcom
comique et à succès The Golden
Girls ( Les Craquantes , 1985­1992) :
quatre célibataires d’âge mûr (en­
tre 50 et 70 ans) vivant en coloca­
tion. De la « piquante » à la « cyni­
que », en passant par la « crédule »
et la « nymphomane », se dessine
déjà le schéma de quatre amies
que tout unit et tout oppose...
Pour sa part, Murphy Brown, qui
donne son nom à la série de CBS
(1988­1998), « tombe » enceinte
alors qu’elle est divorcée. A l’écran,
elle sera la première femme à as­
sumer d’être « mère célibataire »,
note l’universitaire Céline Morin
dans Les Héroïnes de séries améri­
caines (PUFR, 2017). A ce titre, Mur­
phy Brown fera la « une » du New
York Times , en mai 1992, ce choix
de lèse­paternité ayant mis en
émoi jusqu’à la Maison Blanche,
le vice­président Dan Quayle et le
candidat à la présidentielle Bill
Clinton s’opposant sur l’image de
la femme qui est alors proposée
aux téléspectateurs.
Toujours est­il qu’un pli est pris :
à partir des années 1990, nombre
d’héroïnes de séries à succès se ré­
vèlent être des êtres sexués qui
manifestent des désirs. C’est le cas
avec l’entrée en scène de quatre
amies new­yorkaises évoquant
sans tabou leur vie sexuelle dans
Sex and the City (1998­2004). Un

titre explicite, inimaginable sur
les grands réseaux américains.
Mais peu importe, puisque cette
série sera diffusée par une chaîne
payante jusqu’alors à peine con­
nue, HBO, qui a pour ambition de
lancer des fictions en phase avec
le temps présent – Sex and the City
est lancée en plein scandale de
l’affaire Lewinsky.
Inspirée des chroniques (puis du
roman) de Candace Bushnell,
journaliste au New York Observer,
cette comédie de mœurs signe
l’ère de l’épanouissement de soi à
tout prix. Ses héroïnes relèvent
pour autant d’archétypes déjà an­
ciens, soit Carrie l’héroïne, Char­
lotte la prude, Miranda la carrié­
riste et Samantha la croqueuse
d’hommes. Ces femmes ont en­
tre 30 et 40 ans, des situations
bien assises, et chacune une
vision différente des relations
amoureuses. Elles ne sont pas
contre les hommes, mais « tout
contre eux », pour paraphraser la
formule de Sacha Guitry. Elles
passent d’ailleurs un épisode
entier à se demander si « les rela­
tions amoureuses sont la religion
des années 1990 » ...

DES « RELATIONS À L’ESSAI »
Masturbation, utilisation de vi­
bromasseurs, orgasme, fellation,
sodomie, plans à trois... Sex and
the City aborde une foultitude de
sujets intimes et tabous de ma­
nière très frontale pour l’époque.
Une véritable révolution dans le
monde télévisuel. Cela dit, un
idéal de l’amour reste bel et bien
ancré chez elles, comme le souli­
gne Céline Morin : « Après avoir
majoritairement vécu des rela­
tions incertaines (...) , les héroïnes
des années 1990 trouvent au final
le bonheur, des fins romantiques
qui tranchent radicalement avec
ce qu’elles ont vécu tout au long
des saisons. Les relations qu’elles
ont entretenues dans le passé
n’étaient pas des fins en soi, mais
un moyen de tester les potentiels
princes charmants. »

Au vu de ces « relations à l’essai »
à la recherche de l’« Amour », im­
possible, désormais, de « dire de
façon cohérente ce que l’amour
signifie, ce qu’il devrait ou pourrait
être : il varie en substance, excep­
tions, normes et moralités d’indi­
vidu en individu, et de relation en
relation », relèvent les sociolo­
gues Ulrich Beck et Elisabeth
Beck­Gernsheim, en 1995, dans
The Normal Chaos of Love.
Devenu un véritable phéno­
mène de société aux Etats­Unis,
Sex and the City a ouvert un vaste
champ d’exploration pour la gé­
nération suivante. La nouvelle ré­
volution sérielle sera le fait d’une
jeune New­Yorkaise, Lena Dun­
ham (26 ans à l’époque), qui crée,
réalise et interprète Girls en 2012
(jusqu’en 2017). Cette série réunit
à nouveau quatre amies qui, cette
fois­ci dans la vingtaine, vivent à
l’ère de Tinder et entretiennent
un rapport décomplexé mais
confus avec leur désir.

Inutile de détailler : depuis l’épo­
que de Sex and the City, les codes
de la séduction ont changé, le sexe
est largement désacralisé, on a
changé de modes de relation. Ces
héroïnes­là n’en sont plus aux
contes où l’on se languit (im)pa­
tiemment du prince charmant.
Humoristique et crue dans sa
mise en scène comme dans ses
dialogues, Girls filme des rapports
sexuels qui virent souvent au pa­
taud ou au ratage. La sexualité y
est filmée sans faux­fuyant –
même dans ses moments les plus
douteux quant à la limite entre ac­
ceptation ou non d’un rapport –
et on y voit les quatre amies dé­
couvrir toutes sortes de pratiques,
dont l’anulingus ou le bondage.

TOUS LES CORPS SONT PERMIS
Mais le plus grand séisme, dans
Girls , tient à la représentation des
corps. Ici, aucune des quatre amies
n’a la même morphologie, et Han­
nah (Lena Dunham, la créatrice),
potelée, petits seins, ventre flas­
que, fesses et cuisses rebondies de
cellulite, y exhibe son corps nu ou
à peine habillé à tout bout de
champ, dans toutes les positions.
C’est simple : depuis Girls , tous les
corps sont permis!
A l’opposé des codes érotiques
du porno et des normes du physi­
que hollywoodien, Lena Dunham
aura méthodiquement décons­
truit la charge érotique habituelle­
ment associée au corps féminin.
Contre les stéréotypes, elle aura
proposé un nouvel imaginaire
quant à la plastique féminine. « J’ai
totalement fait voler en éclats la fa­
çon dont les femmes pouvaient se
comporter à la télévision, et je ne
vais pas m’en excuser! », a­t­elle ré­
torqué sur Twitter à l’adresse de
ses nombreux détracteurs.
Il n’en reste pas moins que, clin
d’œil entre séries d’hier et
d’aujourd’hui, le vibromasseur
(dont les ventes explosèrent du
temps de Sex and the City ) reste un
incontournable... pour peu que
l’on ait des piles à portée de main.

L’on peut même y recourir avec
son compagnon à côté de soi dans
le lit, comme le montre la toute ré­
cente, brillantissime et désopi­
lante minisérie britannique Flea­
bag (2016­2019). Son héroïne (qui
explique, en préambule : « Je ne
suis pas obsédée par le sexe, c’est
juste que je n’arrête pas d’y pen­
ser » ) rend un hommage indirect à
Sex and the City en demandant à
plusieurs reprises à sa psychori­
gide de sœur à quoi peuvent bien
être destinées les piles neuves
qu’elle a dans son sac à main.
Enfin, s’il est une série (d)éton­
nante parce qu’obsédée par l’inti­
mité et la jouissance jusqu’à l’ex­
trême, c’est bien The Girlfriend Ex­
perience (2016­2017). Une belle et
brillante jeune fille s’y prostitue,
affirme­t­elle, pour son plaisir,
parce qu’elle « aime ça », poussée
par la curiosité de comprendre ses
désirs, de maîtriser sa sexualité
comme elle l’entend, de mettre à
jour des facettes cachées d’elle­
même. Le tout filmé de son point
de vue.
Dorénavant, donc, contre les
sempiternels personnages fémi­
nins objectifiés, comme le note
Iris Brey, auteure de Sex and the Se­
ries (L’Olivier, 2018), « grâce à la
multiplication de personnages de
femmes complexes et décomple­
xées, les séries mettent en scène
une pluralité de sexualités fémini­
nes, révélant nos désirs, nos peurs
les plus profondes, nos fantasmes
et nos tabous ». Pour cela, il aura
surtout fallu que des scénaristes
femmes puissent prendre les
commandes de leur série. Or une
enquête de Maureen Ryan, pour le
magazine Variety, en 2018, a révélé
que, en 2016­2017, 80 % des créa­
tions ont été confiées à des hom­
mes. Mais, à force d’être sur tous
les fronts, nul doute que les fem­
mes changeront la donne dans ce
domaine­là aussi.
martine delahaye

Prochain article L’ado, ce héros
à gros maux

Femmes dans tous leurs ébats


« SEX AND THE CITY » 


ABORDE 


UNE FOULTITUDE 


DE SUJETS INTIMES ET 


TABOUS DE MANIÈRE 


TRÈS FRONTALE 


POUR L’ÉPOQUE


TÊTES  DE  SÉRIE  1 | 6 Cantonnés aux rôles de ménagères et d’épouses, les personnages féminins


des séries télévisées se diversifient à partir des années 1970 et affirment leur sexualité


Kristin Davis, Sarah Jessica Parker, Kim Cattrall
et Cynthia Nixon dans la série « Sex and the
City », créée par Darren Star. WARNER

À VOIR OU À REVOIR


The Mary Tyler Moore Show,
créée par James L. Brooks
et Allan Burns
(7 saisons : 1970-1977)
The Golden Girls,
créée par Susan Harris
(7 saisons : 1985-1992)
Murphy Brown,
créée par Diane English
(11 saisons : 1988-1998)
Sex and the City,
créée par Darren Star
(6 saisons : 1998-2004)
Girls, créée par Lena Dunham
(6 saisons : 2012-2017)
Fleabag, créée par
Phoebe Waller-Bridge
(2 saisons : 2016-2019)
The Girlfriend Experience,
créée par Steven Soderbergh
(2 saisons : 2016-2017)

L’ÉTÉ DES IDÉES

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