2019-08-17_Le_Temps

(Tina Sui) #1
SAMEDI 17 AOÛT 2019 LE TEMPS

Sport 13


YOANN GRABER
t @GraberYoann


C’est l’histoire d’un destin fami-
lial chamboulé par le sport. En
1997, Ahmad Bahadli, joueur inter-
national de tennis de table et de
badminton, profitait d’un camp
d’entraînement à l’étranger pour
fuir le régime tyrannique de
Saddam Hussein. Deux décennies
plus tard, c’est grâce au tennis que
son fils s’apprête à renouer avec ses
racines.
En septembre, Ali Bahadli hono-
rera sa première sélection en
Coupe Davis avec l’Irak. Ses coé-
quipiers et lui n’affronteront pas
les meilleures formations mon-
diales, qui se réuniront à Madrid
en novembre, mais batailleront
dans l’anonymat de la quatrième
division, au sein d’une poule com-
prenant 14 nations de la zone
Asie-Océanie, parmi lesquelles la
Jordanie, l’Arabie saoudite et le
Bangladesh.
Il faut dire que le jeune Vaudois
n’est pas Federer. Il est actuelle-
ment classé R1, soit la meilleure
catégorie de jeu au niveau régional
en Suisse. Il espère monter N4 ces
prochaines semaines, ce qui le
classerait parmi les 150 meilleurs
joueurs helvétiques. Une sélection
sous le drapeau rouge à croix
blanche n’est donc pas envisa-
geable pour lui aujourd’hui. Ce
que confirme Yves Allegro, res-
ponsable de la relève à Swiss Ten-
nis: «Ali est un bon joueur régio-
nal, mais ses résultats sont encore
nettement insuffisants pour
représenter la Suisse.» En Irak, le
niveau n’est pas le même. La
nation figure au 117e rang (sur 132)
de la hiérarchie de la Coupe Davis.
Son meilleur joueur ne dépasse-
rait pas un classement N4.
Bien qu’établi en Suisse depuis
vingt-deux ans, Ahmad Bahadli a
toujours gardé des contacts avec
les milieux sportifs de son pays
d’origine. C’est déjà grâce à son
réseau que son fils a pu disputer
quelques rencontres en Tunisie
et au Maroc avec les juniors ira-
kiens quand il avait 14 ans. «Sans
obtenir de grands résultats»,
concède le principal intéressé.
Mais le talentueux gaucher a
continué à travailler et à progres-
ser. Et en janvier dernier, il a reçu
une invitation pour participer aux
Championnats nationaux à Bag-
dad. Envoyée par le biais du pré-
sident de la fédération irakienne
de tennis en personne.


Comme un Federer-Nadal
Ali Bahadli, né en Suisse il y a dix-
sept ans, a toujours vécu à Vevey.
Pas facile de se retrouver para-
chuté dans un tel tournoi, en Irak,
à 4500 kilomètres de chez lui. S’y
ajoutaient la fatigue du voyage, la
programmation de neuf matchs en
une semaine (alors qu’il revenait
de blessure), un tableau difficile
dès le deuxième tour et l’adapta-
tion à une surface – le tartan – sur
laquelle il ne joue jamais. «En arri-
vant, j’ai eu l’impression de m’in-
cruster dans une famille, puisque
de nombreux joueurs irakiens ont
des liens de parenté ou amicaux»,
se souvient-il.
Mais ce sentiment désagréable
s’est rapidement évaporé. Ali
Bahadli raconte, extatique: «J’ai
gagné mon premier tour 6-0 6-0,
et j’ai ensuite directement affronté
la star locale, le numéro un du pays.
J’avais d’ailleurs pris une photo
avec lui quand j’étais enfant. On
aurait dit un Federer-Nadal tant
l’excitation était grande autour du
terrain. Il y avait 70 à 80 personnes!
Je n’avais jamais joué devant autant
de monde. Il y avait même un
arbitre et des juges de ligne, une
première pour moi! J’ai remporté


ce match, ce qui m’a permis d’être
vite bien accueilli. Les gens sur
place ont pu constater que j’avais
un bon niveau et que je suis
quelqu’un de fair-play, ce qui leur
a plu. J’ai même marqué un point
sur un passing entre les jambes.
Tout le monde s’est levé et a
applaudi... Je leur ai demandé de
se calmer car ce n’était qu’un point
(rires) .»
Au final, il terminera troisième
de ces Championnats nationaux,
en ayant concédé une seule défaite
face au numéro deux du pays, et
avec en poche son ticket pour une
place dans l’équipe de Coupe Davis.
Une grande fierté pour son père,
Ahmad. Son état d’esprit d’ancien
compétiteur de haut niveau le
pousse à rêver encore plus loin.
«J’aimerais qu’Ali soit sélectionné
pour représenter un jour l’Irak aux
Jeux olympiques.» Il y verrait sans
doute une forme de revanche.

Fuir l’enfer
Dans sa jeunesse, Ahmad Bahadli
a représenté l’Irak lors de compé-
titions internationales de badmin-
ton et de tennis de table, jusqu’à
disputer trois Championnats du
monde. Mais pendant les années
1990, sous la dictature de Saddam
Hussein, les sportifs du pays ont la
boule au ventre pendant les com-
pétitions. Choyés quand ils
obtiennent de bons résultats, ils
sont enfermés et souvent torturés
en cas de contre-performance.

Contraint de collaborer avec la
police secrète, Ahmad Bahadli ne
supporte plus ces pressions. En
1997, il profite d’un camp de bad-
minton en Autriche pour fuir
l’Irak, où il doit laisser sa famille.
Avant de poser ses valises sur la
Riviera vaudoise, il transite par
Fribourg où il rencontre sa femme,
originaire du Maroc, et se familia-
rise avec la restauration. Il évolue
durant son temps libre au sein du
club de tennis de table de Bulle,
avec lequel il fête plusieurs promo-
tions, jusqu’en Ligue nationale A.
Il deviendra également champion
fribourgeois en individuel.
Voilà désormais dix-sept ans qu’il
gère le restaurant Aladin à Vevey,
qui propose des spécialités orien-
tales, mais il n’a jamais lâché ses
raquettes. Il a ainsi siégé au sein du
comité de la Fédération internatio-
nale de racketlon, une discipline
où les joueurs s’affrontent succes-
sivement en tennis de table, bad-
minton, tennis et squash, ce der-
nier étant le sport qu’il appréciait
le moins parmi les quatre «car avec
ses murs autour, il rappelle les pri-
sons». C’est aussi lui qui a fait taper
ses premiers coups droits et revers
à son fils dès l’âge de 5 ans.

Belle complicité
Père et fils seront encore
ensemble le mois prochain en Jor-
danie. «J’ai hâte de représenter
l’Irak. Mais je serais un menteur si
je disais que je ne ressens pas de

De Vevey à l’équipe d’Irak de Coupe Davis


pression. J’ai de la chance que mon
père vienne aussi; il a déjà vécu ce
genre de moment dans sa carrière,
les discussions avec lui vont me
permettre de mieux gérer», déclare
Ali, qui fêtera son 18e anniversaire
durant la semaine de Coupe Davis
à Amman. Pour préparer au mieux
ce rendez-vous, Ali Bahadli rejoin-
dra ses coéquipiers en Jordanie
cinq jours avant le match initial,
avec pour objectif de s’adapter aux

courts extérieurs en dur. Il s’entraî-
nera aussi quelques fois à la fin du
mois sur cette surface à Morges.
Son agenda sera très chargé éga-
lement en dehors des courts ces
prochains jours. Ce mercredi, il
entamera, dans les locaux de
l’EPFL, ses examens finaux de
maturité fédérale en option éco-
nomie et droit. Un cursus par cor-
respondance commencé il y a une
année et demie, moment auquel il

a rejoint la BTT Tennis Academy à
Sant Cugat, à 15 kilomètres de Bar-
celone. Dans la structure catalane,
où il passe la grande majorité de
son temps, le Vaudois côtoie le Por-
tugais João Sousa, actuel 43e
joueur mondial qui a atteint cette
année les huitièmes de finale à
Wimbledon. S’il réussit sa matu-
rité, le Veveysan se consacrera
uniquement au tennis l’année pro-
chaine. Il s’est fixé comme objectifs

de pouvoir en vivre, d’ici cinq à six
ans, et de faire partie des 200 meil-
leurs joueurs mondiaux.

Des espoirs
Une douce odeur de menthe
envahit le salon du restaurant Ala-
din, dans un décor digne des Mille
et Une Nuits. L’aisance avec laquelle
Ahmad Bahadli verse le thé
confirme que l’homme est habile
de ses mains. A côté de son activité
professionnelle, l’ancien athlète
s’implique à titre personnel pour
développer le sport en Irak. «Le
sport dans le pays a été freiné ces
quarante dernières années à cause
des guerres, embargos ou interdic-
tions de jouer à domicile. Le foot-
ball est la seule discipline qui a
véritablement été développée, car
elle plaisait au public et au régime
de Saddam, déplore-t-il. Un jour,
je suis allé trouver le ministre des
Sports avec un projet d’académie
ressemblant à celle de Macolin.
Malheureusement, seul le football
l’intéressait. Il faudrait une fois
pouvoir compter sur un politicien
courageux pour développer
d’autres disciplines...»

Il ne perd pas espoir. «Il y a encore
beaucoup de travail, mais le tennis
a déjà gagné en popularité, grâce
notamment aux chaînes de télévi-
sion spécialisées qui couvrent tous
les tournois.» Certains efforts
incitent à l’optimisme: les frais de
voyage et de logement de l’équipe
irakienne en Coupe Davis sont pris
en charge par la fédération. «Il fau-
drait maintenant que la fédération
internationale ou le CIO se
déplacent en Irak pour donner un
coup de pouce», poursuit-il.
Ali Bahadli admire l’énergie de
son père. «Il est un exemple. Sa
trajectoire m’inspire, pour le sport
et les études. Il est mon coach sur
le terrain, mais aussi dans ma vie
en général. Je pourrais tout lui
donner, tellement je l’adore.»
Ahmad continue de parler pendant
qu’Ali se prête au jeu de la séance
photo. «Papa, tu te rends compte
que j’aurais pu faire l’aller-retour
à pied jusqu’à l’autre bout de la ville
pendant que tu répondais?»
taquine-t-il. Il est temps de quitter
l’Aladin. Père et fils s’apprêtent à
aller taper quelques balles sur les
hauts de Vevey. Ensemble. n

TENNIS Ali Bahadli, Veveysan de 17 ans, disputera en septembre sa première rencontre de Coupe Davis avec l’Irak.


Un pays que son père, ancien sportif de haut niveau, a fui pendant la dictature de Saddam Hussein


Ali Bahadli, dans le restaurant familial à Vevey. En janvier dernier, le jeune joueur a été invité à participer aux championnats
nationaux irakiens à Bagdad. Il s’y est classé troisième. (ALINE PALEY POUR LE TEMPS)

«En arrivant,


j’ai eu l’impression


de m’incruster


dans une famille,


puisque de


nombreux joueurs


irakiens ont


des liens de


parenté ou


amicaux»
ALI BAHADLI

«En Irak, le sport


a été freiné


ces quarante


dernières années à


cause des guerres


ou des embargos»
AHMAD BAHADLI, LE PÈRE D’ALI

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