2019-08-17_Le_Temps

(Tina Sui) #1

PAR ANTOINE DUPLAN
t @duplantoine


Le réalisateur Arnaud Desplechin et Roschdy
Zem, qui incarne le commissaire Daoud,
évoquent leur travail sur «Roubaix,
une lumière», en salles mercredi


Roschdy Zem, vous avez joué beaucoup de flics. Qu’est-ce
qui vous attire dans ce genre de rôle?
R. Z.:
C'est moins un genre de rôle qu'un genre de per-
sonnage. Celui-ci se démarque des précédents dans le
sens où on est allés chercher sa lumière. C'était intéres-
sant de sortir de la mécanique du flic taciturne, austère,
voire violent. Arnaud m'a dirigé vers une dimension
plus spirituelle. Ce personnage va chercher l'âme au
fond des gens.


Vous avez fait de l’immersion dans la police pour vous
préparer?
R. Z.:
Non. J'ai fait une immersion dans le Desplechin-
land, ha, ha... J'avais déjà passé pas mal de temps dans
l'univers de la police. L'enjeu n'était pas là. Il résidait
dans l'intention de trouver la distance naturelle qu'a cet
homme, sa façon d'amener les gens à se confesser avec
beaucoup de douceur et de compréhension. On n'est
plus dans l'interrogatoire, on est dans le dialogue. Ça
efface les préjugés de l'inconscient collectif sur la police.


Simenon a-t-il été une référence pendant l’écriture
du scénario?
Arnaud Desplechin:
J'ai surtout regardé du cinéma
américain. Sidney Lumet, Fred Wiseman, je connais
tout. Les hasards de la vie ont voulu que je passe à côté
de Simenon. Je ne l'ai jamais lu. Evidemment le destin
m'a rattrapé et j'ai fait un film à la Simenon sans m'en
rendre compte.
R. Z.: Je connaissais Simenon un peu mieux, mais je
vous avouerai qu'il ne m'est jamais venu à l'esprit. Mon
modèle, c'était Arnaud. L'idée qu'il proposait m'inté-
ressait. Je suis plutôt un bon soldat. J'essaye, parfois à
mes dépens, de me livrer complètement à un metteur
en scène. En plus, Arnaud a une carrière qui parle pour
lui. On ne va pas commencer à se lancer des fleurs, mais
je me sentais quand même entre de bonnes mains. Tra-
vailler avec un des plus grands metteurs en scène fran-
çais assoit la confiance. Je suis abîmé par ma carrière,
par mes rôles précédents de flics. Il faut gommer tout
ça, m'emmener ailleurs.
A. D.: Ma référence, c'était Roschdy. J'ai vu énormément
de films dans lesquels il joue, je le côtoie depuis plusieurs
décennies. L'année dernière, dans Ma fille , un film sorti
de manière plutôt confidentielle en France, j'ai vu pour
la première fois Roschdy pleurer au cinéma. Je me suis
dit: et si je le voyais sourire? Le jour où Roschdy a trouvé
le sourire de Daoud, on avait trouvé le personnage. Je
n'avais pas besoin de Simenon, juste de Roschdy Zem.


Le spectateur a effectivement l’impression de découvrir
un nouveau Roschdy Zem...
R. Z.: Très sérieusement, j'ai découvert dans ce film
une facette de ma personnalité que je n'avais jamais
vue au cinéma. Je le dis devant Arnaud: j'ai gravi un
échelon. Il m'a emmené où je n'étais jamais allé. Et je
suis heureux parce que forcément, à 50 ans passés,
on a envie d'aller ailleurs. C'est vrai que j'ai envie de
pleurer, de montrer ce sourire et aussi d'aller chercher
ma part de féminité. C'est flatteur d'être engagé parce
qu'on représente une forme de virilité, alors que dans
la vie je suis une vraie lavette. Mon fils me dit «Oh ça
va, hé, le mec qui a peur de rien.» Il se fout de ma
gueule et il a raison. Le regard des enfants est impor-
tant. Très gentiment, ils m'ont fait comprendre que
cela suffisait. Je me dis que si je dois continuer le
métier d'acteur, je dois commencer à me désaper.

En allant chercher Roschdy Zem mais aussi Sara Forestier
et Léa Seydoux, avec lesquels vous n’aviez jamais travaillé,
vous cherchiez de nouvelles émotions?
A. D.: Je les admire depuis très longtemps. Les ren-
dez-vous avec les acteurs prennent parfois du temps
avant de se réaliser. Je suis la carrière de Roschdy depuis
ses débuts. On a tous été éblouis par Sara Forestier dans
L’Esquive. Elle avait une verve unique dans le cinéma
français. Quant à Léa, j'étais très curieux de la passion
qu'a cette femme d'une beauté stupéfiante de jouer des
personnages rejetés, d'embrasser des conditions
sociales difficiles, comme dans L’Enfant d’en haut ou les
films de Zlotowski. Elle a la passion d'être autrui. Ça a
été une rencontre miraculeuse. Le personnage de
Claude m'était opaque quand je l'écrivais; il m'est devenu
lumineux en parlant avec Léa. Elle m'a dit: «Tu as écrit
Claude, tu dis que tu ne la comprends pas, mais c'est
très facile, il suffit de l'incarner.»

Et vous, Roschdy, comment s’est passée votre collaboration
avec Léa Seydoux?
R. Z.: On a sauté dans l'inconnu sous le regard bienveil-
lant d'Arnaud. Nous partageons le même enjeu, à savoir
rendre un personnage crédible. On se prend par la main.
On fait un métier qui nous oblige à être collectif. Léa
est une partenaire modèle. Elle est entière. Je sens
qu'elle bosse plus avec ses tripes qu'avec sa tête et c'est
ce que j'affectionne.
A. D.: Une scène du film me donne le vertige parce que
les performances de l'acteur et de l'actrice dépassent
ce que j'avais écrit. C'est quand Daoud rend visite à
Claude dans sa cellule et fait son portrait psycholo-
gique. Il est dur et très tendre en même temps. Et elle
pleure. Même pendant les prises où elle est hors
champ, elle pleurait pour m'aider. Elle donnait tout,
sans calculer. C'est une telle vaillance, une telle ami-
tié de travail. C'est magnifique...

Avez-vous envisagé de travailler avec des acteurs non
professionnels?
A. D.: Non. Il y a quatre personnages, les autres sont
des figures. Chacun d'entre eux est seul. Daoud est
d'une solitude vertigineuse. Le jeune Louis s'impose
une vie austère et monacale. Même Claude et Marie
n'arrivent pas à s'aimer. Pour filmer ces solitudes,
j'avais besoin de grands acteurs. Je les ai entourés
d'une ville, Roubaix, et de silhouettes roubaisiennes,
et j'ai réussi à faire danser des non-acteurs avec de
vrais acteurs. J'ai le goût des personnages bigger than
life et si vous prenez des acteurs naturels, ils réduisent
parfois le personnage. L'acteur a l'art d'exprimer plus
de vérité que le non-acteur.

Le film s’articule entre une quête de vérité et le constat
qu’il n’y a que des récits et pas de vérité...
A. D.: Ma morale de travail est de penser que personne
ne détient la vérité. Il y a une vérité par acteur, une vérité
par personnage, une vérité différente à chaque réplique.
Le film est pourtant hanté par la passion de Daoud pour
la vérité. Il le dit à Claude: «Je ne me bats pas pour t'en-
foncer, mais pour avoir la vérité.» Il a un appétit de vérité
qui ne sera jamais rassasié. Il est magnifique.

Dans tous vos films, vous revenez à Roubaix, votre ville
natale. Pourquoi?
A. D.: La première fois que je suis descendu à Newark
et que j'ai rejoint Manhattan en taxi, je me suis dit «Wow!
Newark! La ville de Philip Roth!» J'ai lu 20 romans qui
se passent à Newark. Je regardais et je me disais «C'est
ça Newark? Trois rues pourries?» Chez Roth, c'est
devenu un mythe. Moi, je me suis enfui avec horreur
de ma ville de province où il n'y avait pas de cinéma. Et
La Vie des morts , je l'ai tourné à Roubaix! Roubaix, une
lumière est dédié à un côté de la ville que je n'avais jamais
filmé, celui des gens en danger et des communautés
marginalisées. n

«PERSONNE NE DÉTIENT


LA VÉRITÉ»


Arnaud Desplechin se frotte au plus
noir du réalisme. Avec Roschdy Zem
en flic humaniste, avec Léa Seydoux
et Sara Forestier en paumées, il signe
un chef-d’œuvre
C’est la nuit de Noël, des guirlandes cli-
gnotent, une voiture brûle. Un avertisse-
ment s’affiche, «Ici, tous les crimes, déri-
soires ou tragiques, sont vrais», comme un
écho à l’admonestation solennelle que
Dante fait figurer à l’entrée des Enfers, «Toi
qui entres ici abandonne toute espérance».
On est à Roubaix, la ville natale d’Arnaud
Desplechin dans laquelle, film après film
( Rois et Reine , Un Conte de Noël , Les Fan-
tômes d’Ismaël ...), il inscrit ses biographies
fantasmatiques. Cette fois-ci, il change de
registre. Laissant ses chers fantômes hors
champ, il plonge dans la lie d’une agglomé-
ration sinistrée, 75% de zones sensibles, 42%
d’habitants sous le seuil de pauvreté. Suivant
les préceptes défendus par Apollinaire dans
Zone , il fait du réel sa matière poétique.
Le réalisateur a trouvé l’inspiration de
Roubaix, une lumière dans un documentaire
de Mosco Boucault consacré à la criminalité
dans la ville du Nord. Bagarres, petits tra-
fics, arnaques à l’assurance, incendie crimi-
nel constituent l’ordinaire de la police.
Remarquablement construit, le film prend
pour guide Louis (Antoine Reinartz), un
jeune inspecteur qui vient d’arriver, et s’or-
ganise autour de la figure charismatique
du commissaire Daoud (Roschdy Zem,
extraordinaire).
«Si épaisse que soit la nuit, on aperçoit
toujours une lumière», écrivait Victor Hugo.
Daoud est un homme solitaire, une force

tranquille, un dialecticien qui travaille les
prévenus à l’usure, les désarme d’un sourire
et cherche l’humanité au fond des criminels
les plus endurcis. Il a l’art d’éluder les ques-
tions personnelles – on sait que sa famille
est retournée au bled, qu’il a un neveu en
prison. Il aime les chevaux et nourrit avec
douceur les chats du quartier dans une
réminiscence du commissaire joué par
Bourvil dans Le Cercle rouge.
Il recherche une jeune fille disparue, dili-
gente l’enquête sur un viol dans le métro,
coince de minuscules malfrats, interroge
deux jeunes femmes à propos d’un incendie.
Cet entrelacs d’intrigues dessine la déses-
pérance quotidienne de Roubaix que Daoud
éclaire de sa bienveillance sévère. Après
s’être absentées de l’intrigue, Claude et
Marie (Léa Seydoux et Sara Forestier, pro-
digieuses), les deux paumées qui auraient
vu les pyromanes, reviennent dans un
contexte plus grave: leur propriétaire octo-
génaire a été assassinée pour un butin
tellement minable qu’il donne envie de
pleurer – deux bières, des produits de net-
toyage... Sans perdre de sa douceur, sans
abdiquer ses convictions humanistes,
Daoud descend au fond de la misère morale.
Ce sombre polar psychologique se ter-
mine quand on décroche les guirlandes de
Noël. En sortant de ses marques, en tour-
nant un premier film de genre, Arnaud Des-
plechin signe avec ce voyage au bout de la
nuit un chef-d’œuvre d’une bouleversante
densité humaine. n
«Roubaix, une lumière», d’Arnaud Desplechin (France,
2019), avec Roschdy Zem, Léa Seydoux, Sara Forestier,
Louis Cotterelle, 1h59. Sortie me 21 août.

«Roubaix, une lumière»:


si épaisse que soit la nuit...


«J’ai découvert dans ce film une facette


de ma personnalité que je n’avais encore


jamais vue au cinéma»
ROSCHDY ZEM, ACTEUR

Dans l’agglomération miséreuse de Roubaix, Daoud (Roschdy Zem), flic doux mais clairvoyant, sonde sa suspecte (Léa Seydoux). (LE PACTE)


Arnaud Desplechin et Roschdy Zem, rencontrés à Cannes
en mai dernier. (ANTOINE DUPLAN)

LE TEMPS WEEK-END
SAMEDI 17 AOÛT 2019 CINÉMA 21

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