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DIMANCHE 4 LUNDI 5 AOÛT 2019 économie & entreprise| 9
Yan Lan,
banquière
française
chinoise de cœur
Fille d’un dignitaire du parti,
victime de la Révolution culturelle,
la patronne de Lazard « Grande
Chine » reste fidèle à son histoire
et à son pays d’origine
PORTRAIT
pékin correspondant
A
5 ans, Yan Lan pas
sait ses vacances
chez Deng Xiao
ping, l’un des
principaux diri
geants chinois.
Près de soixante ans plus tard, elle
siège au conseil de Lazard. Sa mis
sion : développer les activités de la
banque d’affaires dans la « Grande
Chine », Hongkong et Taïwan com
pris. Evidemment, comparée à
celle d’un Français né comme elle
en 1957, la vie de Yan Lan est extra
ordinaire. Son autobiographie
Chez les Yan (Allary, 2017) en té
moigne. Mais elle n’est pas excep
tionnelle pour autant.
Yan Lan incarne cette aristocra
tie communiste chinoise que les
soubresauts de l’histoire n’ont pas
épargnée mais qui, in fine, par
vient à remonter la pente et à re
trouver la place qui était la sienne.
Une élite à la fois mondialisée et
patriote. L’indispensable trait
d’union entre les maîtres de la
place Tiananmen et ceux de Wall
Street. Une contradiction? Pas du
tout. Encore aujourd’hui, Yan Lan
se souvient d’une rencontre,
en 1979, entre Deng Xiaoping et le
patron de l’Encyclopedia Britan
nica, organisée par son père, Yan
Mingfu, ancien interprète de
russe de Mao. « Selon moi, l’écono
mie de marché pourrait fonction
ner dans un pays socialiste », expli
que Deng Xiaoping. Cette phrase
allait changer le monde.
Quarante ans plus tard, attablée
dans un restaurant japonais dans
l’est de Pékin, Yan Lan est in
quiète. Deng Xiaoping a trop bien
réussi. « C’est le piège de Thucy
dide. Les EtatsUnis s’effraient de la
montée en puissance de la Chine et
se lancent dans une guerre froide
économique. On en a pour plus de
dix ans. Et la Chine est divisée entre
les partisans d’une ouverture ac
crue et les autres, qui prônent au
contraire le repli sur soi. Mais face
aux insultes de Trump, la Chine ne
peut pas se permettre de perdre la
face. La situation est très dange
reuse », expliquetelle.
En début d’entretien, Yan Lan
avait précisé ne vouloir parler que
de son livre et du passé. Fort heu
reusement, le sushi incite aux
confidences. Et sa nomination
toute récente comme viceprési
dente de la banque d’investisse
ment qui s’ajoute à ses fonctions
de PDG de Lazard Grande Chine,
ne figure pas dans la version fran
çaise de son autobiographie. Il
faut donc bien évoquer le présent.
Manifestement, la banque qui
doit sa fortune aux fusions et ac
quisitions internationales ne lui
tient pas rigueur du climat des af
faires en Chine. Si les investisse
ments directs chinois aux Etats
Unis ont diminué de 90 % en 2018
par rapport à l’année précédente,
ceux effectués en Europe ont pro
gressé de 36 %. Or, grâce à sa mère,
interprète, qui, au début des an
nées 1960 lui rapporte un « beau
livre » en français, qui lui ouvre les
portes d’« un monde lointain et
étrange », Yan Lan possède
aujourd’hui la nationalité fran
çaise. Plutôt un atout en Chine à
une époque où il ne fait pas forcé
ment bon d’être américain. Mais
le temps béni où ses parents voya
gent et rapportent des livres
étrangers à leur fille prend rapide
ment fin.
ÉLÈVE BRILLANTE
Durant la Révolution culturelle,
cette enfant qui n’a même pas
conscience des privilèges dont
elle jouit par rapport à ses compa
triotes voit son monde s’effon
drer. A quelques semaines d’inter
valle, à la fin de 1967, son grand
père, son père et sa mère sont en
voyés en prison. Elle n’a alors que
10 ans et vit chez sa grandmère
avant d’être autorisée, en 1969, à
rejoindre sa mère en camp de tra
vail. Elle y passera cinq ans.
A la fin de cette folle décennie,
Yan Lan peut enfin tenter de se re
construire et entreprendre des
études de langue – le français,
bien sûr – et de droit. Elle fait par
tie de cette fameuse « promo
tion 77 ». Celle des élèves ayant
terminé le secondaire entre 1966
et 1977 mais qui, n’étant enfants
ni d’ouvriers, ni de paysans, ni de
militaires, ne sont pas autorisés à
entrer à l’université.
En 1977, après la mort de Mao,
tous ne rêvent que de reprendre
leurs études. Avec cette énergie
propre aux adolescents à qui on a
longtemps tenu la tête sous l’eau.
« C’est cette génération qui va re
construire la Chine », écritelle,
non sans fierté. La génération de
Li Keqiang, l’actuel premier mi
nistre, qui fait les mêmes études
de droit que Yan Lan. « Un ami
d’amis », glissetelle.
Elève brillante, Yan Lan est ad
mise à l’école des hautes études
internationales de Genève.
En 1987, l’année même où son
père, réhabilité, est nommé secré
taire du comité central du Parti
communiste, elle devient cher
cheuseassociée à Harvard.
Ayant le choix quatre ans plus
tard entre un cabinet d’avocats
américain et le français GideLoy
retteNouel, qui lui propose de dé
velopper les activités en Chine, elle
opte pour ce dernier en 1991. Cette
jeune femme ne se fait bien sûr
aucune illusion sur la justice de
son pays. « Personne, même avant
la Révolution culturelle, n’aurait
pensé à se prévaloir du droit pour se
défendre. Par tradition héritée du
confucianisme, le gouvernement
des hommes s’instituait par les
hommes et non par la loi », remar
quetelle dans son livre. Stagiaire,
Yan Lan a même assisté à des pro
cès où les juges prononçaient la
sentence en début d’audience.
Tout est donc à construire. Mais
une nouvelle Chine est en train
d’émerger et Yan Lan y croit. Son
père, qui a passé huit ans en pri
son, n’estil pas désormais vice
ministre des affaires civiles?
Pourtant, en 1989, ce libéral qui
s’était opposé au massacre de Tia
nanmen – l’armée avait réprimé
les manifestations prodémocra
tie à Pékin – conduit par Deng
Xiaoping, le chef du régime com
muniste, était de nouveau tombé
en disgrâce. Mais la page est tour
née. Deng Xiaoping peut difficile
ment libéraliser l’économie sans
l’appui des libéraux.
Pour mener à bien ses privatisa
tions, la Chine tâtonne. Expéri
mente dans des « zones économi
ques spéciales » des réformes qui,
si elles sont concluantes, sont
étendues à tout le pays. Pour « tra
verser la rivière en tâtant les pier
res », selon l’expression de Deng
Xiaoping, Pékin s’appuie sur des
juristes occidentaux. Tout naturel
lement, Yan Lan sera l’un d’entre
eux. « Il était évidemment hors de
question de parler de privatisation.
Heureusement, un juriste de chez
Gide a trouvé la formule : il s’agit de
rendre au peuple ce qui lui appar
tient », racontetelle en souriant.
Yan Lan a beau vivre de l’inté
rieur cette modernisation de la
Chine menée au pas de charge, le
passé l’a rendue méfiante. Si « les
lois existent, elles ne sont pas tou
jours appliquées », notetelle. Bien
qu’elle vive à nouveau en Chine à
partir de 1998, elle et son mari,
également juriste et chinois, pren
nent la nationalité française « au
début des années 2000 ». « Je ne
voulais surtout pas que mon fils
vive ce que j’ai vécu », reconnaît
cette femme à la voix douce. Le
traumatisme de l’automne 1967
reste présent.
Ce n’est que récemment qu’elle
s’est sentie capable de retourner
voir la maison de ses grandspa
rents. Là où ses parents la dépo
saient avant d’aller travailler ou
de partir en voyage. Là où vivaient
la plupart des familles des « prin
ces rouges ». Là où elle a vu son
grandpère, Yan Baohang, un in
time de Zhou Enlai, le fidèle lieu
tenant de Mao, être, à 72 ans, battu
puis emmené par les gardes rou
ges. Ce grandpère, le premier hé
ros de la famille, mourra
d’ailleurs sept mois plus tard,
en 1968, mais ses proches ne l’ap
prendront qu’en 1975. Malgré
tout, Yan Lan se sent profondé
ment chinoise.
« ON VEUT LE BIEN DU PAYS »
« La France est mon deuxième
pays. La Chine reste mon pays
d’origine », ditelle. Et, quoi qu’il
endure, un Yan ne saurait criti
quer son pays. « C’est dans notre
sang. On veut le bien du pays. Quel
que soit le régime, il faut que la vie
du peuple s’améliore. Avec la Révo
lution culturelle, le pays a perdu dix
ans. Moi, je suis toujours à la re
cherche de ce temps perdu et je
n’arrête pas de lancer de nouveaux
projets. Mais à l’échelle du pays,
cette décennie n’est rien », justifie
telle. Après vingt ans chez Gide,
elle cède en 2011 aux sirènes de La
zard. La juriste n’est certes pas
banquière mais Bruno Roger, le
patron de Lazard France, aidé de
JeanLouis Beffa, l’ancien diri
geant de SaintGobain, finissent
par la convaincre.
Là encore, en pleine guerre com
merciale, elle occupe un poste
d’observation privilégié. « Soit les
entreprises étrangères se retirent
de Chine, soit elles veulent au con
traire accroître leur participation.
Mais le temps où les groupes vou
laient sortir de joint ventures [JV,
coentreprises] imposées par les
Chinois et détenir 100 % du capital
de leur filiale chinoise est révolu.
Les JV permettent à la fois de ré
duire les risques financiers, de pro
fiter de l’expertise technologique
du partenaire chinois et d’avoir ac
cès aux programmes lancés dans
le cadre de la Belt & Road Initiative
[les nouvelles routes de la soie] »,
détailletelle.
Comme ses parents hier, elle est
toujours entre deux avions. Pé
kin, Hongkong, qui abrite le siège
de Lazard Chine, New York, où elle
a désormais un conseil toutes les
cinq semaines et Paris où elle est
administratrice du Château de
Versailles, de Carrefour et de HEC.
Etonnamment, Yan Lan, sensi
ble à la cause des femmes, a tou
jours évolué dans un monde
d’hommes. Le machisme est l’un
des points communs à Wall Street
et au Parti communiste chinois.
Là aussi, Yan Lan lutte, à sa façon.
Sans s’opposer mais en menant sa
propre politique. Sur les 30 ban
quiers de son équipe Chine, près
de la moitié sont des femmes. Cel
lesci « constituent 65 % des senior
bankers » et le nombre de femmes
associées va passer de trois à cinq,
détailletelle fièrement. « Des
clients chinois me disent que La
zard Frères devrait être rebaptisé
Lazard Sœurs », écritelle.
Estelle optimiste sur l’évolu
tion de la société chinoise? Yan
Lan reste prudente. « Jamais le
Parti communiste ne pourra adop
ter le modèle occidental », recon
naîtelle. Avant de recourir à un
ultime proverbe chinois : « Mal
gré tous les détours, le fleuve re
joint la mer. »
frédéric lemaître
Prochain article Fidji Simo
Yan Lan incarne
une aristocratie
communiste
chinoise.
indispensable
trait d’union entre
les maîtres de la
place Tiananmen
et ceux de
Wall Street
PLEIN CADRE
A Paris, le 10 octobre 2017.
LEA CRESPI / PASCO
1957
Naissance à Pékin
1967
Arrestation de ses
parents
1991
Intègre le cabinet
d’avocats français
Gide-Loyrette-
Nouel
2011
Devient responsa-
ble de la « Grande
Chine » pour
la banque Lazard