Temps - 2019-08-06

(Jacob Rumans) #1
MARDI 6 AOÛT 2019 LE TEMPS

AFP


Plusieurs pays, Chine en tête, ont
continué à importer de larges
quantités de pétrole iranien après
le durcissement des sanctions
américaines contre Téhéran début
mai, affirme le New York Times.
Selon le quotidien, qui a pisté les
mouvements de 70 tankers ira-
niens, au moins 12 d’entre eux ont
livré de l’or noir, six à la Chine et
six à des clients sur les côtés est de
la Méditerranée, probablement en
Syrie ou en Turquie. Plusieurs
d’entre eux ont à un moment éteint
leur signal satellite, qui sert nor-
malement à indiquer la position
du bateau aux autres navires.
Or Washington, qui cherche à
isoler presque complètement
l’Iran du système financier inter-
national et à lui faire perdre la
quasi-totalité de ses acheteurs de
pétrole, a mis fin début mai aux
dérogations qui permettaient
encore à huit pays d’acheter du
pétrole iranien sans contrevenir
aux sanctions économiques extra-
territoriales américaines.
Si des cabinets de recherche
avaient déjà repéré plusieurs livrai-
sons de pétrole iranien, il n’avait pas
été démontré jusqu’à présent
qu’elles prenaient une telle
ampleur.


Rien d’illégal
Le New York Times rappelle que
l’achat d’or noir à Téhéran n’est
pas en soi illégal dans la mesure
où la décision de Washington est
unilatérale. Mais des entreprises
étrangères violant les consignes
américaines s’exposent à des
mesures de rétorsion si elles tra-
vaillent avec des banques ou des
sociétés basées aux Etats-Unis.
Résultat: selon le cabinet Kpler,
les exportations de pétrole ira-
nien par voie maritime sont tom-
bées de plus de 2 millions de
barils par jour début 2018 à
400 000 barils par jour en juillet.
Le conflit entre Washington et
Téhéran a pris une nouvelle tour-
nure depuis que les autorités bri-
tanniques ont arraisonné fin juil-
let le pétrolier iranien Grace 1 au
large de Gibraltar. En représailles,
Téhéran a depuis arraisonné trois
navires étrangers dans le golfe
Persique, par où transite environ
un tiers du pétrole acheminé par
voie maritime dans le monde. ■


ÉNERGIE De larges quantités de
pétrole iranien continuent à s’ex-
porter par voie maritime, notam-
ment vers l’Extrême-Orient et l’est
de la Méditerranée


La Chine défie


les sanctions


américaines


contre l’Iran


VANESSA DOUGNAC, NEW DELHI
t @vanessadougnac

En sept décennies, l’Inde n’avait
jamais osé toucher aux statuts
spéciaux de la région du Cache-
mire qu’elle administre. Ces pri-
vilèges, accordés en 1949 à la popu-
lation à majorité musulmane de la
vallée himalayenne, ont volé en
éclats. Le gouvernement nationa-
liste hindou du premier ministre,
Narendra Modi, a pris la décision
historique de révoquer l’autono-
mie constitutionnelle du Cache-
mire indien. Sous les huées d’une
opposition ulcérée, le ministre de
l’Intérieur, Amit Shah, l’a annoncé
ce lundi matin à la Chambre haute
du parlement. Il s’agit d’un chan-
gement sans précédent pour cette
région explosive, objet d’une dis-
pute interminable avec le Pakis-
tan et ensanglantée par une insur-
rection séparatiste qui a coûté la
vie à plus de 70 000 personnes
depuis 1989.

Par un simple décret présiden-
tiel à effet «immédiat», l’article 
de la Constitution indienne a donc
été révoqué. Il donnait un pouvoir
exceptionnel à l’assemblée légis-
lative de l’Etat du Jammu-et-Ca-
chemire dans la gestion de ses
affaires et limitait l’interférence
de New Delhi dans des domaines
tels que la défense ou les commu-
nications. Une autre disposition,
l’article 35-A, qui interdisait aux
non-Cachemiris de détenir des
propriétés dans la région, devient
également caduc.

Région coupée en deux
A présent, un projet de loi, qui
devrait rapidement être approuvé
par le parlement, entend scinder
le Jammu-et-Cachemire en deux
entités: d’un côté, le Ladakh, haut
plateau à la culture bouddhiste, et,
de l’autre, le Cachemire himalayen
avec, dans la plaine, le Jammu de
tradition hindoue. Ces deux nou-
veau-nés sur la carte de l’Inde

rétrogradent au statut de «Terri-
toires de l’Union», administrés
directement  par New Delhi: ils
auront peu d’autonomie, à la diffé-
rence des Etats fédérés.

Depuis quelques jours, des
mesures exceptionnelles prises
par New Delhi suggéraient l’immi-
nence d’un événement, mais le
secret a été bien gardé. Les visi-
teurs et les touristes ont été som-
més de quitter le Cachemire et le
traditionnel pèlerinage d’Amar-
nath a été interrompu. Par ailleurs,

35 000 paramilitaires ont été
envoyés en renfort durant la
semaine, dans cette région déjà
quadrillée par des dizaines de mil-
liers de soldats indiens. Les auto-
rités ont justifié leurs actions par
la possibilité d’une attaque terro-
riste soutenue par le Pakistan, que
l’Inde accuse de prêter main-forte
à l’insurrection. Dans la nuit de
dimanche à lundi, les dirigeants
des trois plus grands partis poli-
tiques locaux ont été assignés à
résidence. L’accès à internet et au
réseau de téléphonie mobile a éga-
lement été restreint. Les écoles
sont fermées et les rassemble-
ments interdits. Lundi matin, la
population du Cachemire était
ainsi coupée du monde, incapable
de réagir à l’onde de choc.

«Le jour le plus noir»
Car la crainte de troubles pos-
sibles est vive. Différents groupes
armés séparatistes restent actifs
dans la vallée de Srinagar, où une

partie de la population est hostile
à New Delhi. «Des actions terro-
ristes risquent de se produire au
cours des prochaines semaines,
mais elles ne menaceront pas
l’Etat indien, estime Ajay Sahni,
directeur de l’Institut pour la
résolution des conflits, à New
Delhi. Il ne devrait pas y avoir de
changements dramatiques.»
Pour d’autres, rien n’est moins
sûr et le risque d’une déflagration
régionale est évoqué. L’ancienne
dirigeante du Jammu-et-Cache-
mire, Mehbooba Mufti, prédit
«des conséquences catastro-
phiques pour le sous-continent»
et dénonce «le jour le plus noir de
la démocratie indienne». «C’est
une trahison absolue de la
confiance des habitants du
Cachemire», a déclaré, pour sa
part, Omar Abdullah, un autre
ancien dirigeant, alors que la
classe politique du Cachemire n’a
pas été consultée. De son côté, le
Pakistan a «fortement»
condamné et rejeté le décret de
New Delhi.
Cette révocation était un vieux
rêve du BJP (Parti du peuple
indien), au pouvoir en Inde depuis
2014, qui en avait fait une pro-
messe électorale. Le parti natio-
naliste hindou entend ainsi diluer
les particularismes du Cachemire
pour mieux l’intégrer à la nation
indienne. «Une erreur historique
a été réparée aujourd’hui», a salué
l’influent Arun Jaitley, ancien
ministre des Finances.
Le parti du BJP savoure ainsi
«une victoire de la démocratie», à
l’aube du second mandat de
Narendra Modi, réélu triompha-
lement en juin dernier, qui n’a pas
hésité à déclencher ce séisme poli-
tique. «Cachemire: Modi-fié», s’est
risqué à titrer la chaîne d’infor-
mations NDTV. «La stratégie est
brillante, admet l’analyste
Shekhar Singh, du département
de sociologie de l’Université de
Shiv Nadar. Elle s’appuie sur le
principe que tous les Indiens
doivent être égaux, en imposant
cette mesure sans concertation
aucune.»
Le premier ministre flatte l’opi-
nion des Hindous qui ont toujours
vu le Cachemire comme une par-
tie intégrante de l’Inde. Surtout,
il leur promet de faire ainsi ren-
trer dans le rang cette région tour-
mentée, en entérinant avec auto-
rité les acquis historiques du
Cachemire. ■

L’Inde rabaisse le Cachemire

ASIE En retirant son autonomie à une région majoritairement musulmane et traditionnellement rebelle,
le gouvernement nationaliste hindou de Narendra Modi trahit un vieil engagement et joue avec le feu

Des paramilitaires indiens dimanche dans les rues de Srinagar. (TAUSEEF MUSTAFA/AFP)

JULIE ZAUGG, HONGKONG


Un boîtier électrique est éventré, ses
câbles répandus sur le sol. Les façades sont
taguées de slogans anti-gouvernementaux
et une barricade faite de branches barre la
route. Un peu plus loin, un nuage de gaz
lacrymogènes enveloppe les manifestants
munis de masques à gaz, de genouillères
et de casques de chantier, qui brandissent
des boucliers en bois pour se protéger
contre les balles en caoutchouc. Ces scènes
de combats de rue sont devenues familières
à Hongkong, qui entame sa neuvième
semaine de manifestations.
Lundi, elles ont eu lieu dans sept quar-
tiers. La ville a également été paralysée par
une grève générale suivie par 500 000 tra-
vailleurs, selon les organisateurs. «Nous


faisons grève pour obliger le gouvernement
à écouter nos revendications et parce qu’il
est de notre devoir de défendre les libertés
dont jouit Hongkong», expliquent Jeremy
et Kary, un consultant et une enseignante
âgés de 25 ans, venus écouter des discours
devant le parlement de Hongkong.
Le mouvement a notamment eu du succès
auprès des employés de l’aéroport de Hong-
kong, provoquant l’annulation de 230 vols.
De nombreuses devantures de boutiques
et de restaurants étaient aussi fermées
lundi. Certaines arboraient des messages
de soutien aux manifestants. Huit lignes
de métro ont été paralysées à l’heure de
pointe par des protestataires qui ont bloqué
la fermeture des portes, empêchant de
nombreux salariés de se rendre au travail.
Signe de l’élan de sympathie dont béné-
ficie le mouvement, plusieurs milliers de
fonctionnaires sont descendus dans la rue
vendredi pour appuyer leurs revendica-
tions. La veille, des centaines de banquiers
ont organisé une flash mob au cœur du
quartier des affaires. Et durant le week-

end, les habitants de Wong Tai Sin, un
quartier populaire, ont défendu les mani-
festants en bombardant les policiers avec
des bombes à eau et des parapluies.
Lundi dans la matinée, la cheffe de l’exé-
cutif, Carrie Lam, est sortie de son silence
pour la première fois depuis deux semaines.
Elle a condamné les manifestants qui
«menacent la prospérité et la stabilité» de
la ville et se sont engagés sur une «voie de
non-retour».

«Le pacifisme n’a pas marché»
Face à cette intransigeance, les protesta-
taires ont commencé à se radicaliser.
Lundi, ils ont lancé des briques et des
bombes fumigènes sur les policiers, allumé
des incendies, pris d’assaut des postes de
police et divulgué en ligne le nom de cer-
tains officiers, appelant la population à les
lyncher. «Nous avons tenté les manifesta-
tions pacifistes, mais cela ne marche pas,
dit Yi, un étudiant de 21 ans qui garde une
barricade. Nous n’avons pas d’autre choix
que de nous tourner vers la violence.»

Wong, une jeune femme de 22 ans
occupée à suspendre des bannières, dit
que certains protestataires sont prêts à
mourir. «Ceux qui affrontent la police à
l’avant des barricades portent sur eux
des lettres d’adieu pour leur famille et
leurs amis, au cas où ils se feraient tuer»,
livre-t-elle. La police a arrêté 420 mani-
festants depuis le début du mouvement,
le 9 juin.
Leurs revendications, à l’origine centrées
sur le retrait d’une loi autorisant les extra-
ditions vers la Chine, sont aussi devenues
plus absolues. «Elles incluent désormais
des élections au suffrage universel»,
détaille Jason Ng, qui dirige une associa-
tion d’avocats progressistes. Dans la rue,
les manifestants ont adopté le slogan
«Libérez Hongkong! Ceci est notre révo-
lution!»
Côté chinois, les positions se sont égale-
ment durcies. Lundi dernier, l’office chargé
des relations avec la cité portuaire a appelé
les autorités de Hongkong à faire de la res-
tauration de l’ordre «une priorité absolue».

Le chef de la garnison chinoise stationnée
dans la ville a pour sa part rappelé que les
actes violents «ne seraient pas tolérés» et
que l’armée était prête à défendre la sou-
veraineté de la Chine sur Hongkong.
Mais la plupart des observateurs pensent
que Pékin ne déploiera pas ses troupes. «Xi
Jinping veut à tout prix l’éviter, note Willy
Lam, un politologue de l’Université
chinoise de Hongkong. En termes d’image,
ce serait terrible. Cela serait aussi mauvais
pour l’économie. La bourse et le marché
immobilier s’effondreraient.» Jason Ng
abonde: «Cette année, la Chine fête les
70 ans du Parti communiste et il s’agit aussi
des 30 ans de Tiananmen, le timing ne
pourrait pas être pire.»
Certains manifestants soutiennent tou-
tefois une escalade. «Si nous poussons
Pékin à envoyer ses troupes à Hongkong,
cela obligera la communauté internatio-
nale à intervenir», juge Yi. Lundi, une ban-
nière accrochée à une passerelle disait:
«Vous voulez nous envoyer l’armée
chinoise? On adore!» ■

Le chaos s’empare des rues de Hongkong


CHINE La cité portuaire a été paralysée
lundi par une grève générale et sept ras-
semblements simultanés. Les positions
ont commencé à se durcir, tant du côté
des manifestants que des autorités


«Une erreur

historique

a été réparée

aujourd’hui»
ARUN JAITLEY, ANCIEN MINISTRE
DES FINANCES

Actualité 3
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