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FRANCE
JEUDI 1ER AOÛT 2019
0123
Mort de Steve Maia
Caniço : de la colère
et des zones d’ombre
Une information judiciaire contre X pour homicide
involontaire a été ouverte après l’identification
du corps du jeune homme, mardi 30 juillet
nantes - correspondant
L
a tristesse, l’amertume et la
colère. » Ce mardi 30 juillet,
Alexane Lamy, 24 ans, livreuse,
fait face à la Loire tumultueuse,
près de la grue Titan jaune, l’un
des emblèmes de la ville de Nan-
tes. A quelques pas de l’endroit où a été
découvert, la veille, vers 17 h 30, le corps de
Steve Maia Caniço, son ami de 24 ans disparu
au cours de la nuit de la Fête de la musique, il
y a presque six semaines. « C’est important
d’être là pour se recueillir, lâche-t-elle, aux
côtés d’autres camarades, visage fermé em-
preint de gravité. C’est la première fois que
l’on vient en sachant qu’il était là... »
Le 21 juin, une soirée techno était organisée
quai Wilson, site dépourvu de garde-corps.
Vers 4 heures du matin, heure convenue pour
le démontage des sound systems, les forces
de l’ordre sont apparues. Le climat s’est em-
brasé. Selon la préfecture de Loire-Atlantique,
« les policiers ont essuyé des jets de bouteilles
de verre et de pierres ». En retour, une pluie de
grenades lacrymogènes a envahi la nuit nan-
taise, et des grenades de désencerclement ont
été tirées. L’usage de lanceur de balles de dé-
fense a été établi. « Il y avait des gens qui cou-
raient dans tous les sens pour échapper aux la-
crymos, affirme Aliyah, amie de Steve. J’ai vu
des gens tomber à l’eau qui criaient pour que
les bateaux des secours viennent les chercher. »
« ORDRE ABERRANT »
Un disparu a rapidement été signalé : Steve
Maia Caniço, qui ne savait pas nager. « C’est
bien le corps de Steve qui a été retrouvé », a
officialisé, mardi matin, Cécile de Oliveira,
avocate de la famille qui s’est constituée
partie civile. Tout en se refusant expres-
sément à confirmer l’identité du défunt,
Pierre Sennès, procureur de la République
de Nantes, a indiqué, dans une formulation
pour le moins alambiquée, que « l’infor-
mation judiciaire en recherche des causes de
la disparition » de Steve Maia Caniço venait
d’être « clôturée ».
Cette information judiciaire, indique-t-il,
« a donné lieu à des investigations précises,
complètes et approfondies quant aux circons-
tances » de cette disparition. Et l’analyse de
ce dossier l’a conduit « à ouvrir immédiate-
ment une information judiciaire contre X du
chef d’homicide involontaire ». Ce nouveau
cadre procédural doit permettre aux deux
juges qui vont être saisis « de poursuivre les
investigations en les autorisant notamment à
rechercher d’éventuelles responsabilités pé-
nales ». « C’est très dur pour la famille, mais re-
trouver le corps est essentiel afin de pouvoir
organiser des obsèques et entamer un travail
de deuil, énonce Cécile de Oliveira. C’est aussi
fondamental pour l’enquête et la qualifica-
tion juridique retenue. »
L’intervention des forces de l’ordre a suscité
la controverse jusque dans les rangs de la
police. Le syndicat Unité SGP Police, par la
voix de Philippe Boussion, secrétaire régio-
nal, a souligné « la responsabilité » du com-
missaire chargé du commandement de l’opé-
ration, l’accusant d’avoir « commis une faute
grave de discernement » en donnant à ses
troupes « un ordre aberrant ».
A l’annonce, à Nantes, de l’ouverture d’une
information judiciaire du chef d’homicide in-
volontaire, a succédé, à Paris, la présentation
des conclusions de l’enquête administrative
de l’inspection générale de la police nationale
(IGPN) par le premier ministre : « A la lumière
des faits connus, il ne peut être établi de lien
entre l’intervention des forces de police et la
disparition de M. Steve Maia Caniço », a dé-
claré Edouard Philippe.
Cécile de Oliveira a dénoncé l’empresse-
ment du gouvernement à révéler la synthèse
de l’IGPN quelques heures à peine après
l’identification formelle du corps, évoquant
« une coïncidence fâcheuse » pour les parents,
la sœur et le frère de Steve : « Au milieu de leur
chagrin, alors qu’ils sont étourdis de malheur,
ils ont été obligés d’entendre que la police, n’a,
selon ce rapport, aucune responsabilité dans
sa disparition. On ne laisse même pas un petit
temps de recueillement à la famille. Pour moi,
c’est extrêmement malheureux. »
« C’est une manœuvre pour couper l’herbe
sous le pied de la mobilisation, renvoie
Alexane Lamy. Mais il n’est pas possible
d’entendre qu’il n’y a pas de responsable. » Sur
les réseaux sociaux, l’incantation « Où est
Steve? » a laissé place au mot d’ordre « Justice
pour Steve ». Place Royale, les centaines de
statues installées cet été par l’artiste Sté-
phane Vigny dans le cadre de la manifes-
tation culturelle « Le Voyage à Nantes », arbo-
rent un brassard noir, en signe de deuil.
Mardi 30 juillet, un collectif avait versé un
colorant rouge dans la fontaine afin de
symboliser « la Loire qui saigne ». Les proches
de Steve préviennent : « On ne lâchera rien.
C’est toute la chaîne de responsabilités qui
doit être questionnée. » Le rapport de la police
des polices doit pouvoir « être remis en cause
par l’enquête judiciaire, veut croire Cécile
de Oliveira. L’instruction, à mon sens, va per-
mettre d’aller vers un lien de causalité entre
la mort de M. Maia Caniço, probablement liée
à sa chute dans la Loire, et l’intervention poli-
cière concomitante. »
« HORS SYSTÈME »
La présence de Steve Maia Caniço semble dif-
ficilement contestable quai Wilson au mo-
ment de l’opération des forces de l’ordre, re-
lève une source proche du dossier. De fait,
l’hypothèse d’une noyade a hanté les esprits
dès l’arrivée des secours, au petit matin du
22 juin. « D’emblée, on a reçu le signalement
d’une personne ayant coulé, a révélé au
Monde un homme qui se trouvait au cœur
du dispositif d’intervention sur la Loire. Des
gens tentaient d’éclairer l’eau avec leurs télé-
phones, mais on n’y voyait rien. La confusion
était à son comble. » Un pompier, sous le cou-
vert de l’anonymat, a confirmé : « Pour nous,
il y a toujours eu suspicion d’une personne
manquant à l’appel. » Jérémy Bécue, opéra-
teur dans le secteur de l’industrie chimique
qui a été secouru dans la Loire, certifie avoir
entendu un rescapé alerter les sauveteurs
sur le fait « qu’un homme avait coulé. Pour
lui, c’était sûr, il y avait un noyé ». Les recher-
ches diligentées, dans une eau trouble et
profonde, sont restées vaines.
Les proches du défunt louent un cama-
rade « ouvert d’esprit, fan de cinéma et de
Marvel, aimant les gens et n’allant jamais à
la confrontation physique ». Pas d’engage-
ment politique signalé : « Sa vie, c’était sa
famille, ses potes, la musique, énonçait ré-
cemment Anaïs, l’une de ses meilleures
amies. Il adorait partager ses coups de cœur.
Dès qu’un truc le touchait, on recevait un
message ou il appelait. » « Quand j’étais en-
fant, on m’a élevée avec l’image de la France
comme pays des droits de l’homme et de la li-
berté, dit Alexane Lamy. Mais plus je grandis,
et plus je trouve cette image faussée. Les
autorités, les élus, tout va bien pour eux.
Nous, citoyen lambda, on fait un pas de tra-
vers et on s’en prend plein la gueule. »
« Une personne qui tombe malencontreu-
sement dans la Loire, ça peut arriver, relevait
peu de temps après la fête Mathis, 21 ans,
autre camarade de Steve. Mais quatorze, là,
il y a un grave problème. Ces gens ne se sont
pas jetés dans l’eau par plaisir. Ils fuyaient
quelque chose. Et à l’origine, on était juste là
pour s’amuser. » « Depuis quand une famille
doit avoir peur de ne pas voir son fils rentrer
de la Fête de la musique ?, interroge
Thibaud, 22 ans. L’univers de la free party
est hors système et ça ne plaît pas aux auto-
rités. Mais il est temps que nos gouvernants
retrouvent la définition du mot liberté dans
le dictionnaire. » p
yan gauchard
Lors d’un hommage, après que le corps de Steve Maia Caniço a été retrouvé dans la Loire,
à Nantes, le 30 juillet. LOIC VENANCE/AFP
Face à la polémique, Edouard Philippe monte en première ligne
Lors d’une allocution à Matignon, le premier ministre a promis la « transparence totale », alors que la gauche réclame des éclaircissements
Q
uelques heures après
qu’on a retrouvé et iden-
tifié le corps de Steve
Maia Caniço, ce jeune
homme qui avait disparu le soir de
la Fête de la musique, le 21 juin, à
Nantes, Edouard Philippe a sou-
haité s’exprimer depuis la cour de
Matignon, mardi 30 juillet dans
l’après-midi. « Plus de cinq semai-
nes après les faits, le déroulement
de cette soirée, l’enchaînement des
faits, restent confus et je ne peux
évidemment pas m’en satisfaire » , a
regretté le premier ministre,
auprès duquel se tenait, silen-
cieux, Christophe Castaner, le mi-
nistre de l’intérieur.
Le chef du gouvernement a donc
pris deux décisions. La première :
rendre public le rapport de l’ins-
pection générale de la police na-
tionale (IGPN) que M. Castaner
avait demandé le 24 juin. La se-
conde, saisir l’inspection générale
de l’administration (IGA) « pour al-
ler plus loin et comprendre les con-
ditions d’organisation de l’événe-
ment par les pouvoirs publics, mai-
rie et préfecture, ainsi que les orga-
nisateurs privés ». Les conclusions
de ce nouveau rapport sont atten-
dues « sous un mois » et seront
« mises à la disposition de l’autorité
judiciaire » , a indiqué M. Philippe,
alors que le parquet de Nantes
a ouvert, mardi, une information
judiciaire « contre X » pour « homi-
cide involontaire ».
L’Elysée a de son côté fait savoir
qu’Emmanuel Macron, en congés
au fort de Brégançon (Var) depuis
quelques jours, s’était entretenu
« hier et aujourd’hui » de la mort
du jeune homme de 24 ans avec
MM. Philippe et Castaner. Le chef
de l’Etat leur a rappelé son « souci
de faire toute la transparence sur
cette affaire » et les a appelés à
« prendre les initiatives nécessai-
res » , précise la présidence.
« Trop de flou dans cette affaire »
Une façon de réagir à la polémi-
que. Mardi, la gauche a continué à
dénoncer les conditions de la dis-
parition de Steve Maia Caniço. « Il
va falloir maintenant que la justice
soit faite » , car « on voit bien que les
circonstances de la mort de Steve
ont tout à voir, très certainement,
(...) avec la charge policière ce
soir-là » , comme « les vidéos l’ont
montré » , a réagi le député (La
France insoumise) de Seine-Saint-
Denis Eric Coquerel, sur BFM-TV
mardi. « L’IGPN ne réglera pas la
question. On estime depuis long-
temps que ce n’est pas à la police
d’enquêter sur la police » , a-t-il
poursuivi. « Que s’est-il passé le soir
de la Fête de la musique, le 21 juin,
sur le quai Wilson, car ce silence des
autorités est insupportable! Toute
la lumière doit être faite. Steve avait
24 ans. #justicepoursteve », a pour
sa part tweeté le sénateur socia-
liste du Val-d’Oise Rachid Temal.
En décidant que ce serait
Edouard Philippe, et non pas
Christophe Castaner, qui s’expri-
merait mardi, l’exécutif a sou-
haité montrer que l’affaire ne re-
levait plus de la seule Place Beau-
vau et de son ministre, soucieux
de protéger ses troupes. En saisis-
sant l’IGA, le premier ministre
prend également « ses distances »
avec l’IGPN, affirme un conseiller.
Dans son allocution, le chef du
gouvernement a néanmoins dé-
fendu les policiers en citant le
rapport de l’IGPN selon lequel, « il
ne peut être établi de lien entre
l’intervention des forces de police
et la disparition » du jeune anima-
teur périscolaire. En tout cas, « à
la lumière des faits connus
aujourd’hui » , a précisé Edouard
Philippe. « Le premier ministre ne
dédouane personne, ni les forces
de l’ordre ni qui que ce soit d’autre.
Il y a trop de flou dans cette af-
faire » , précise-t-on à Matignon.
L’ancien maire du Havre (Seine-
Maritime) a ensuite énuméré une
série d’interrogations « sur la pré-
paration » de la Fête de la musique,
sur la pertinence des « mesures
préventives » compte tenu « de la
proximité immédiate de la Loire et
du risque de chute dans le fleuve » ,
ou encore sur « les conditions de re-
montée de l’information ».
En clair, décrypte un proche du
dossier, « les questions portent sur
le commandement, la préfecture
et la mairie ». Ce qui permet de
saisir l’IGA sans mettre en cause
publiquement le travail de l’IGPN.
En attendant d’en savoir plus,
Edouard Philippe, qui promet « la
transparence totale » sur les condi-
tions de la mort de Steve Maia
Caniço, tient à se montrer aux cô-
tés de Christophe Castaner, qui
sort affaibli de cette séquence.
Mercredi matin, il devait se rendre
dans l’Essonne avec son ministre
de l’intérieur sur la thématique
des cambriolages estivaux.p
virginie malingre
D I S P A R I T I O N À N A N T E S
L’AVOCATE DE LA
FAMILLE A DÉNONCÉ
L’EMPRESSEMENT
DU GOUVERNEMENT À
RÉVÉLER LA SYNTHÈSE
DE L’IGPN QUELQUES
HEURES À PEINE APRÈS
L’IDENTIFICATION
DU CORPS, ÉVOQUANT
« UNE COÏNCIDENCE
FÂCHEUSE »