CARMEN MARTINEZ PALMA/STOCKSY
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ELLE MAG / PHƒNOMéNE
Fossard. Selon les estimations de la Paris Cocktail Week, qui a son
concours de free spirits, ces breuvages représentent désormais 25 %
de la car te des bars hype, mais aussi 18 % du chif fre d’af faires. Preuve
qu’on sort de moins en moins pour « boire ». Le vent tourne si violem-
ment que les alcooliers investissent le marché de la sobriété à grand
renfort de bières, vins et bulles sans alcool ou faiblement dosés. En
Grande- Bretagne, encore, ces consos ont bondi de 20,5 % l’année
dernière. « Le nombre d’alternatives a explosé et les “sobres” ont enfin
un vrai choix », s’emballe Laura Willoughby, dont le site offre une sec-
tion shopping mais aussi des séances de coaching (payantes) pour
réfréner sa consommation. La sobriété, un busi-
ness d’avenir...
Les influenceuses healthy n’ont d’ail-
leurs pas tardé à exhiber ces nouvelles
boissons cool, usant des hashtags #sober liés
à la tendance pour parader avec leur « glow
face » – un visage rayonnant à force de
mener une vie saine. Ce qui n’a pas manqué
de faire polémique, la sobriété étant loin
d’être aussi simple qu’un selfie. « Quand on
est alcoolique, mener une vie sobre est un
combat car il faut constamment se persuader
que c’est le bon choix dans tous les moments
où les émotions nous débordent, explique
Marie. C’est d’ailleurs pour ça que les AA
proposent des étapes et de nombreuses réu-
nions gratuites pour venir partager ses
doutes. Mais je suis heureuse de pouvoir
boire des cocktails épicés qui se suffisent à
eux-mêmes et ne me donnent plus envie d’y
glisser du gin. Ces initiatives montrent qu’on
commence enfin à respecter les abstinents. »
Beaucoup d’entre eux s’encouragent même
sur les réseaux sociaux et n’hésitent plus à
s’afficher en détaillant leur combat.
Si les lignes bougent, une par tie de la jeunesse
semble cependant encore perméable aux
clichés, comme l’atteste Nicolas Palierne,
sociologue et coresponsable d’une enquête
sur « la question des abstinents et buveurs
sobres en milieu étudiant » : « Chez les
18-25 ans, il est toujours difficile de penser la
fête sans alcool et l’abstinence n’est pas un
comportement positivé. D’ailleurs ceux qui ne
boivent pas vont faire du retrait social, car le
comportement des autres les insupporte »,
souligne - t - il. Autre enseignement : les sollicita-
tions liées à l’alcool commencent dès le col-
lège, « la période des classes de 4e et 3e cor-
respondant souvent aux premières initiations entre pairs ». En cause
notamment une production culturelle glorifiant la beuverie (tels les films
« Budapest » ou « Babysitting », par exemple). Cependant, « les absti-
nents n’ayant jusqu’ici jamais été militants, il faudra réétudier l’impact
de cette nouvelle tendance à la sobriété », précise le sociologue.
Enfin, fin mai, l’Irlande, plus gros consommateur d’alcool en Europe,
ouvrait son premier pub sans alcool. Comme quoi, tout arrive. n
grand raout entre personnes désireuses de ménager leur
foie. « Notre objectif est de créer un monde plus inclusif où on ne se
sente pas mal à l’aise quand on ne boit pas », précise Laura Wil-
loughby, ex-politicienne et fondatrice de la branche britannique du
club. Elle - même est depuis sept ans ce qu’on appelle outre - Manche
une « teetotaller » (qui ne boit pas d’alcool) : « Je buvais trop et n’y
prenais plus aucun plaisir. L’alcool est une substance récréative que
nous utilisons pour toutes les occasions, et il est dif ficile de trouver des
raisons pour briser cet te habitude. J ’ai usé de toutes les excuses, mais
apprendre à vivre sans est très libérateur. C’est la culpabilité de me
réveiller avec la gueule de bois qui m’a pous-
sée à agir, mais chacun a son histoire avec
l’alcool. Parmi les membres de Club Söda,
certains ont arrêté pour des raisons médi-
cales, d’autres pour perdre du poids, d’autres
encore parce qu’ils trouvaient qu’ils buvaient
trop... Nous sommes juste là pour normaliser
la sobriété et rendre cette habitude plus
facile. » En Angleterre, la prise de conscience
des excès alcooliques est d’ailleurs massive,
avec un nombre croissant de Britanniques
choisissant de boire moins ou plus du tout.
Ainsi, selon Alcohol Change UK, 4,5 millions
de citoyens ont participé cette année au Dry
January, consistant à ne pas avaler une
goutte d’alcool durant tout le mois de janvier,
tandis que la proportion des 18-24 ans
n’ayant jamais touché à l’alcool a augmenté
de 8 % en dix ans.
En France, le volume d’alcool
consommé n’a pas diminué depuis
2013, selon le Baromètre de santé publique,
et reste fixé à 11,7 litres en moyenne par habi-
tant (mais il était de 26 litres en 1961). Pour tant,
la sobriété y devient également « un mouve-
ment de fond », constate Éric Fossard, à l’ori-
gine de la Paris Cocktail Week qui rassemble
chaque année toute la fine fleur du shaker :
« Les mentalités changent de manière flagrante
car la prise de conscience des méfaits de l’al-
cool est très présente, avec une nouvelle géné -
ration qui consomme beaucoup moins. Les
changements de comportements ont d’abord
eu lieu dans l’assiette, et maintenant les gens
font attention à ce qu’ils boivent. Socialement
aussi, l’abstinence est moins stigmatisée : entre
celui qui opte pour une cure, celui qui prend le
volant, etc. » Les bar tenders se prêtent aussi au
jeu en créant des cocktails sans alcool toujours
plus sophistiqués, dont même l’appellation a changé. Ne dites plus
« mocktail » – pour « faux cocktail » – mais « free spirit », soit une boisson
dépourvue de spiritueux, qui peut aussi se traduire par « esprit libre »
et affranchi des injonctions à la picole. « Longtemps, le mocktail était
un cocktail de base dont on avait retiré l’alcool. Aujourd’hui, les pro-
fessionnels travaillent eux-mêmes leurs sirops, infusions et macérations,
pour créer des textures et palettes aromatiques inédites », poursuit Éric
SOCIALEMENT,
L’A BS T I N E N C E
EST MOINS
STIGMATISÉE :
ENTRE CELUI
QUI OPTE POUR
UNE CURE, CELUI
QUI PREND
LE VOLANT, ETC.
ÉRIC FOSSARD, FONDATEUR
DE LA PARIS COCKTAIL WEEK
2 AOÛT 2019