Elle N°3841 Du 2 au 8 Août 2019

(Tina Meador) #1

2 AOÛT 2019


ELLE.FR 67


« Mon mec m’a quittée, en me plantant avec nos deux
filles de 6 et 4 ans, raconte Elvira, 37 ans, qui passe ses premières
vacances en mère célibataire. Je n’ai pas envie d’entendre ma famille
ou mes amis me bassiner sur le mode “tourne la page”, “rebondis”...
Ça m’agresse, j ’ai l’impression que ma douleur est niée. Pour l’instant,
je suis triste, juste triste. Ça emmerde ceux qui m’aiment, mais pourquoi
devrais-je faire semblant d’aller bien? Est-ce que j’arriverai un jour à
me reconstruire? Je ne sais pas. » La résilience est le grand récit d’au-
jourd’hui, la my thologie la plus désirable du moment dans un monde
en pleine mutation, une vie semée de ruptures individuelles, collec-
tives et sociales. La vogue du storytelling de soi voudrait que chacun
surmonte – toujours et très vite – les petits et grands bobos de l’exis-
tence. « “Ce qui ne te tue pas rend plus fort”, “Si tu tombes, tu peux te
relever”, “Quand on veut, on peut”... Ces phrases tournent en boucle
sur Instagram, assaisonnées d’émojis mignons et de cœurs. Donc si
tu n’arrives pas à être épanouie, si tu continues à te sentir mal, c’est
qu’au fond tu manques de volonté, s’émeut Louise, assistante styliste
de 28 ans, secrètement boulimique. C’est hyper culpabilisant. »
Comment le précieux concept psychologique de résilience, popula-
risé par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, a - t -il pu être ainsi dévoyé?
Cyrulnik décrit comment, après un traumatisme psychique, un individu
peut reprendre son développement. En prenant soin de préciser qu’il
ne s’agit nullement de l’effacer ou de le nier. « La résilience n’est pas le
retour à l’état antérieur, qui serait la restauration ou la guérison psy-
chique, dit - il. C ’est une autre manière de vivre pour les blessés, un autre
développement [...]. On ne guérit pas, on se soigne. » Selon Cyrulnik,
c’est un processus psychique long et douloureux. On est loin de la
pensée magique et positive! Pourtant, l’époque met cette notion à
toutes les sauces, au point qu’elle devient une nouvelle exigence de
performances. « Nos chefs se servent de la “résilience au travail”
pour justifier leur politique du “mar che ou crève”, s’insurge Caroline,
chargée de clientèle de 45 ans, dont la société enchaîne les plans
sociaux. Pour eux, être résilient, c’est être sur-adaptable, capable
d’encaisser les chocs des réorganisations et la déshumanisation qui
en résulte en étant soumis. Si on va mal, si on est en colère, si on râle,
c’est qu’on est un loser, prisonnier de ses émotions négatives. »
On parle de résilience politique après un échec électoral,
de résilience économique ou industrielle pour une entreprise qui se
redresse après des difficultés, de résilience urbaine quand une ville
renaît de ses cendres, de résilience écologique lorsqu’un environne-
ment pollué retrouve un nouvel écosystème... Et même de résilience
informatique pour un ordinateur qui continue de fonctionner malgré
une panne! Le concept est devenu un marché porteur, avec des ins-
tituts de coaching en management, des stages pour cultiver l’opti-
misme et la ténacité en amour ou en famille... Même les grandes
écoles s’y mettent. Sciences- Po vient de réformer
sa méthode de sélection des étudiants, misant
sur un oral dont le but affiché est, entre autres et
selon son directeur, de « repérer la capacité de
résilience d’un candidat ». L’injonction diffuse
devient une valeur sélective. Et comme le fil nar-
ratif de la rédemption ou du salut n’a pas struc-
turé toutes les grandes légendes du monde par
hasard, les récits cathartiques font le succès des
conférences Ted. « On a tous envie d’y croire,
remar que Aurélia, qui se remet, à 34 ans, d’un
cancer du sein. Mais j’ai tellement entendu ce
mot quand j’étais en chimio que je ne le supporte

ELLE MAG / PSYCHO


plus. Il fallait être “résiliente” avant même d’avoir compris ce qui vous
arrivait, rester coquet te, sourire, être une bonne malade. Sous - entendu :
sois une battante sinon tu rechutes. C’est d’une violence inouïe. »
« L’homme moderne est sommé de s’adapter en permanence à tout :
être flexible, nomade, sans at taches, écrit la philosophe Claire Marin
dans son livre magnifique, “Rupture(s)” (Èditions de l’Observatoire).
Passer d’un schéma de compréhension à un autre. Inventer de nou-
veaux codes pour interpréter et surtout rentabiliser le monde. Mais
aussi lâcher du lest, se débarrasser de ce qui nous ralentit, de ceux qui
ne suivent pas le rythme. Les ruptures de notre époque sont sans pitié. »
La comédienne et réalisatrice Andréa Bescond raconte dans « Les
Chatouilles » les viols qu’elle a subis toute son enfance. Au moment de
la sortie du film, elle nous confiait : « Ètre résilient n’est pas un statut. Tous
les jours, on bosse pour aller mieux et être plus équilibré, ne pas som-
brer dans la parano ou le manque affectif... On a des séquelles à vie,
on reste un mort-vivant longtemps, parfois très longtemps. Mais comme
on est encore vivant et qu’on a mal, on est un peu chiant, comme un
vilain petit canard. On entend “T’es chiante avec ta douleur.” »
« L’injonction à la résilience est une négation agressive
de la douleur de l’autre, commente le psychanalyste Moussa
Nabati, auteur de “ Réussir la séparation” (éd. Fayard). Cet idéal prive
des sentiments négatifs légitimes, et parfois nécessaires, pour s’indi-
gner. On n’a plus le droit d’être en colère, désespéré ou dépressif... »
Pourtant, vouloir aller mieux est un désir plus que légitime! « Bien sûr,
répond le psy, mais vouloir toujours s’améliorer pour être enfin parfai-
tement heureux, plus parfait... est un idéal qui se transforme en men-
songe : on ne peut pas devenir quelqu’un d’autre. Si vous avez une
blessure profonde, elle ne peut pas disparaî tre, puisqu’elle vous consti-
tue. Vous allez peut-être exceller dans un domaine pour compenser,
et chercher de l’amour ailleurs, de l’amour absolument, pour combler
un vide intérieur. Mais cela peut ressurgir. Regardez Romain Gary,
Marilyn, Dalida... ils se sont suicidés malgré une vie incroyable. » Et
Nabati de poursuivre : « Il y a dans le culte de la résilience un fantasme
basé sur la négation de la dimension tragique de l’existence. On est
dans le mythe du retour à la matrice. C’est un mythe redoutablement
vivace dans nos sociétés, parce qu’on nous dit “con sommez, voyagez,
prenez des antidépresseurs, vous serez bien, enfin complet, enfin heu-
reux“. Le capitalisme marchand a intérêt à nous faire croire que l’on
peut échapper aux soucis terrestres, comme dans le ventre de notre
mère. Or, être adulte, c’est choisir la joie plutôt que le bonheur étale,
savoir que celle-ci cohabite avec la souffrance. C’est cela qui fait que
l’on est en bonne santé psychique. Avec le temps, on peut intégrer ce
que l’on a vécu, au point que les blessures deviennent des richesses.
Mais elles seront toujours là. Si la résilience existe, elle nous dit juste
que la vie continue malgré tout, qu’elle est terriblement puissante. » n

LE POINT DE VUE DU PHILOSOPHE FABRICE MIDAL
« ON A DÉFORMÉ LE CONCEPT DE RÉSILIENCE »
« C’est une belle idée qui affirme que nous ne sommes pas condamnés par notre histoire.
Mais on a déformé ce concept, comme si être résilient signifiait avoir réglé tous ses
problèmes. Du coup, celui qui continue à se sentir blessé, triste, à fleur de peau, colé-
rique... se sent coupable. Quel malentendu! La véritable résilience consiste à accepter
nos souffrances, nos limites et nos imperfections, et à vivre avec elles. »
Retrouvez le philosophe tous les jours, cet été, sur France Culture à 13 h 55,
avec sa chronique, « 3 minutes de philosophie pour redevenir humain ».
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