Elle N°3841 Du 2 au 8 Août 2019

(Tina Meador) #1
c’est beau, amusant... Tant que ça va, qu’on arrive à m’éclai-
rer sans que je me traficote! Je n’ai pas peur du temps qui file, même
si, à 50 ans, on ressent physiquement ce passage où l’avenir se rétré-
cit, ce décompte. Mais il n’y a pas que l’âge, il y a aussi ce qu’on a
réussi, ou pas : tout se voit. Et je suis beaucoup plus épanouie
aujourd’hui qu’à 30 ou 40 ans. Il faut dire que je pars de loin, j’étais
godiche, je ne m’aimais pas des masses, je ne me connaissais pas
des masses. Le vrai truc bien dans la vie, c’est quand on ne se com-
promet pas, quand on se regarde dans le miroir et qu’on se dit “je suis
dans la ligne, je n’ai pas fait de trucs loin de moi ”. Comme si le puz zle
se mettait peu à peu en place.

Parmi les pièces du puzzle, il y a en vrac « l’amour des gens qui
t’aiment, les amitiés qui durent, les yeux que pose ton enfant sur toi,
qu’il ne te prenne pas pour une grosse ringarde, ça compte aussi,
ça ». Et puis la reconnaissance pour cette comédienne dont la jus-
tesse illumine tous les films qu’elle traverse, que ce soit deux minutes
ou deux heures trente, on a envie de la voir. « Le chemin n’est pas allé
en se dégradant, je n’y suis pas non plus pour rien. Dans les choix

qu’on fait, quelque chose s’organise. Accepter un film qu’on a à moi-
tié envie de tourner parce qu’on a peur de rater un truc si quelqu’un
d’autre le fait : je n’ai jamais fonctionné ainsi. Le privilège de pouvoir
choisir, je me le suis construit. » Et pour ne pas s’arrêter en si bon che-
min, Sandrine Kiberlain va passer à la réalisation, dans un an. « Les
dates de tournage sont arrêtées. J’ai un peu peur, enfin, peur... » Le
scénario est bouclé : « J’avais l’histoire en moi depuis dix ans, et j’ai
mis une grosse année à l’écrire, seule. » Le casting est en cours.
Quant à l’intrigue, on saura juste qu’il s’agit d’une jeune femme qui
cherche à devenir actrice, et de sa famille. « L’action se situe à une
autre époque, mais c’est extrêmement personnel, forcément, les
recoupements sont nombreux et par fois inconscients. »
Ce long-métrage vient prolonger un court-métrage, que l’on avait
beaucoup aimé, avec Chiara Mastroianni drôle, belle, profonde ÈRIC GUILLEMAIN


  • bien regardée. L’histoire d’une actrice glamour, sollicitée, plébis-
    citée lors d’une soirée, qui rentre chez elle et ne trouve personne pour
    l’aider à dégrafer sa robe. L’étoffe de la solitude. Un rideau qui
    tombe sur les apparences. « Je suis partie d’un fait divers... oui, on
    peut appeler ça comme ça, un fait divers personnel : j’étais au Festi-
    val de Cannes, et, en rentrant le soir tard dans ma chambre, impos-
    sible d’enlever ma robe toute seule. C’était de la haute couture, du
    sur-mesure, donc très cher, mais contrairement à Chiara, que l’on
    laisse à la fin du film saisie d’effroi, j’ai fini par dormir avec! » Ce qu’il
    y a de bien avec Sandrine Kiberlain, c’est ce fond de fatalité prag-
    matique qui resurgit à tout instant, même le plus apparemment futile,
    comme un lointain souvenir, une force qui relativise : « Il y a plus
    grave... » Son côté ashkénaze? On y reviendra... « Le nombre
    d’actrices qui m’ont dit avoir vécu cette scène! La solitude dans ce
    métier est d’autant plus criante que nous sommes sans cesse en
    représentation. »


Avant de devenir comédienne, Sandrine, qui n’aime rien tant
qu’observer – au grand dam de ses interlocuteurs –, se serait bien
vue psy, et même pédopsychiatre, « l’enfance décide », disait Sartre.
Quand elle appréhende un personnage, elle lui construit une jeu-
nesse, puis le défend : « Mieux qu’un avocat, je l’incarne, tout le
monde doit être défendu. » Et qui pour la défendre, justement?
« Actrice, je passe ma vie à raconter les histoires des autres, et ça me
convient parfaitement, mais j’avais envie d’être du côté de celui qui
raconte, qui dirige, qui est à la base, qui choi-
sit les acteurs, j’avais envie d’être du côté des
techniciens. Ça me recentre d’être celle qui
décide. Je peux jouer toute ma vie si, par
moments, je peux aussi dire qui je suis, moi,
Sandrine. Et ne pas me perdre dans tous ces
personnages. » Pour autant, elle avance pru-
demment. « Dans ce métier, il faut toujours
surprendre sans lâcher », remémore son
album de chansons, qui avait un peu brouillé
les pistes. « Je ne réalise pas un film parce
que je suis malheureuse comme actrice, mais
pour ajouter quelque chose. » Elle s’apprête
ainsi à tourner sous la direction de Bruno
Podalydès, aux côtés de son frère Denis, et dans le nouveau long-
métrage de Stéphane Brizé, où elle retrouvera Vincent Lindon, le
père de sa fille, Suzanne.
Pourquoi les taches de rousseur évoquent - elles l’enfance? On tente
à notre tour d’imaginer la petite fille, de donner des contours à une
jeunesse qu’elle revendique heureuse, même si elle ne cache pas
une histoire familiale douloureuse. « J’ai été élevée dans l’idée que
la vie est plus forte que tout, que c’est une chance de vivre, une
chance d’avoir de la chance, une chance d’avoir des enfants, qu’ils
soient en bonne santé, que parfois la vie est folle, vous fait vivre des
choses invivables. Je viens d’une famille qui a vécu des choses invi-
vables et qui s’en est sortie, ça donne la foi. » De quoi abattre des
murs, des cloisons, et tourner, non pas une page, mais un film. Pour
commencer.

J’ÉTAIS AU FESTIVAL DE CANNES, ET, EN

RENTRANT LE SOIR TARD DANS MA CHAMBRE,


IMPOSSIBLE D’ENLEVER MA ROBE TOUTE
SEULE. C’ÉTAIT DE LA HAUTE COUTURE...
J’AI FINI PAR DORMIR AVEC

!
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