MondeLe - 2019-07-30

(Sean Pound) #1

MARDI 30 JUILLET 2019 | 21


Pour les 75 ans du « Monde », l’ancien
président de la République française
raconte sa relation au journal.

J’ai découvert « Le Monde » au lycée.
Dans le tumulte de l’après-68, je cher-
chais des informations pour compren-
dre. Le Monde apportait ce que je pensais
être l’objectivité. A Sciences Po, sa lecture
était un rite. Je n’étais pas abonné car le
plaisir, c’était de l’acheter quand il sortait
des imprimeries, qu’il était frais.
Etudiant, je le déchirais non pas parce
que je lui en voulais, mais parce qu’il y
avait beaucoup à lire. Le budget de
l’Etat, décortiqué par Alain Vernholes
ou Gilbert Mathieu, c’était quatre ou
cinq pages d’analyses. Les congrès des
grands partis étaient restitués dans leur
quasi-intégralité. La vie parlementaire
n’était pas que le bruit des Quatre Co-
lonnes [la salle de l’Assemblée nationale
où les journalistes interviewent les dépu-
tés], c’était le récit des interventions en
séance. C’était le moment du coup
d’Etat au Chili en 1973, de la « révolution
des œillets » au Portugal et de l’écroule-
ment du Vietnam et du Cambodge, avec
des reportages qui avaient d’ailleurs été
critiqués pour leur aveuglement. Le
Monde, le « bien nommé », m’ouvrait
une fenêtre sur la planète.

« Il ne peut pas avoir tort »
Un jour, je suis passé de lecteur à acteur.
On peut rester les deux, même si le lec-
teur est souvent énervé de la manière
avec laquelle l’acteur est traité. Prési-
dent de l’UNEF à Sciences Po, j’ai été ir-
rité que Le Monde écrive que cette orga-
nisation était animée par des étudiants
communistes. Je n’étais pas commu-
niste, j’étais pour l’union de la gauche.
J’ai écrit à Dominique Dhombres, qui
suivait la chronique universitaire. Il prit
le soin de me répondre. J’y ai été sensi-
ble, mais il a continué à faire ce rappro-
chement! J’ai compris que Le Monde ne
pouvait avoir tort.
Le premier papier qui m’a été consacré,
comme politique, était en 1981. Candidat
contre Jacques Chirac en Corrèze, j’avais
eu droit à un petit portrait. A partir de
1985, j’ai écrit des tribunes. Devenu dé-
puté, en 1988, j’avais tissé des liens avec
les journalistes du Monde qui suivaient
l’Assemblée. Ils étaient nombreux et ta-
lentueux. Il y avait André Passeron,
Thierry Bréhier, Pascale Robert-Diard.
Avec le temps et les chaînes d’informa-
tion, la vie parlementaire a suscité moins
d’intérêt. Le déclin des grands partis a
fait le reste. Aujourd’hui, le bruit, l’anec-
dote, la polémique ont douché la passion
pour la politique. Le Monde en a aussi
souffert en perdant son statut de « jour-
nal officiel » de la vie politique française.
Quand j’étais premier secrétaire du Parti
socialiste, un journaliste du Monde cou-
vrait chaque semaine le point de presse
et la réunion du bureau national. Ce n’est
plus le cas depuis longtemps.
Quand je suis devenu président de la
République, l’huissier déposait toujours
Le Monde à 13 heures comme un acte ri-
tuel. Il avait de la déférence pour l’objet
qu’il apportait, car il savait que la « une »
allait être un instant soit d’énervement,
soit de satisfaction, toujours d’intérêt. Il
n’y a que pour Le Monde qu’il y avait
cette majesté mais bientôt, avec le nu-
mérique, l’huissier ne déposera plus
rien. Le plus bel hommage que l’on peut
rendre au Monde, c’est de continuer à
déchirer ses pages.p
propos recueillis par
michel noblecourt

Prochain article Baptiste Beaulieu

« LE MONDE » ET MOI


FRANÇOIS HOLLANDE


« UN INSTANT


D’ÉNERVEMENT OU


DE SATISFACTION »


En Russie, « je deviens une ennemie »


CORRESPONDANTS DE PRESSE 1 | 12 Arrivée en 2014 à Moscou, la journaliste


du « Monde » Isabelle Mandraud trouve un pays en plein conflit ukrainien,


abreuvé de propagande pro-Poutine et anti-Occident, où « rien n’est prévisible »


A

i-je bien entendu? Des haut-
parleurs crachotent un mes-
sage étrange, qui presse l’as-
sistance de laisser nourri-
ture et peluches au vestiaire. Ma prati-
que du russe étant très imparfaite, je me
fais répéter la consigne. Oui, c’est bien
cela : il faut déposer tout un tas d’objets
hétéroclites qui abondent par ici, dans
l’enceinte de ce complexe international
planté le long de la Moskova, au centre
de Moscou. Mon interlocutrice trim-
balle avec elle un charmant Culbuto do-
delinant sur sa base arrondie mais que,
pour rien au monde, elle n’abandon-
nera – elle l’a apporté tout exprès de sa
région de Tambov, à 400 kilomètres au
sud de Moscou. Les portes de l’immense
salle s’ouvrent enfin. Dans un joyeux
brouhaha, plusieurs centaines de jour-
nalistes russes et étrangers prennent
d’assaut les fauteuils, après avoir franchi
un dernier contrôle. Ce 18 décem-
bre 2014, six mois après mon installa-
tion à Moscou comme correspondante
du Monde, je vais voir Vladimir Poutine
en chair et en os, pour sa traditionnelle
conférence de presse annuelle.
Le voici. Démarche carrée, bras balan-
cés le long du corps. Vêtu d’un costume
sombre et d’une cravate lilas, le chef du
Kremlin s’installe sur la scène derrière
un bureau. A ses côtés, son fidèle porte-
parole, Dmitri Peskov, joue les Monsieur
Loyal. Affable sous sa moustache
blonde, ce diplomate de formation parle
couramment le turc, l’anglais... et la lan-
gue de bois. Il me revient brusquement
en mémoire qu’il lui arrive aussi de dire
des horreurs, tel ce commentaire rap-
porté par l’ex-député Ilia Ponomarev à
propos des manifestations anti-Poutine
de l’hiver 2011-2012 : « Pour un OMON
[forces antiémeute] blessé, il faut éclater
le foie des manifestants sur l’asphalte. »
M. Peskov distribue les questions. Sauf
si Vladimir Poutine repère quelque
chose d’intéressant dans la salle (d’où les
peluches et pancartes brandies à bout
de bras). Dans ce cas, c’est lui qui donne
la parole. Cette fois, c’est un tee-shirt
portant le mot « Oukrop » qui retient
son attention. Cela signifie « aneth », fa-
çon plutôt péjorative de désigner les
Ukrainiens, un peu comme « rosbifs »
pour les Anglais vus de France, ou frog-
gies (« grenouilles ») en sens inverse. In-
vité à poser sa question, le journaliste
ukrainien qui s’est présenté ainsi atta-
que bille en tête : combien de soldats
russes dans le Donbass, combien de pri-
sonniers ukrainiens? Cette conférence
de presse est l’une des rares occasions
d’approcher le président russe. Vladimir

Poutine ne prend jamais de bain de
foule. Toutes ses interventions sont re-
layées par le « Kremlin pool », un groupe
de médias russes auxquels se joignent,
au compte-gouttes, quelques étrangers.
Ce 18 décembre 2014 donc, après plus de
trois heures de paroles poutinesques, je
repars avec une métaphore qui ne me
quittera plus pendant cinq ans : celle de
l’ours mangeant « tranquillement ses
baies et son miel » à qui l’on essaierait
« d’arracher les crocs et les griffes ». Cette
question de griffes, pardon, de rapport
de force, restera au cœur de l’actualité
tout au long de ma mission.
Depuis mon arrivée à l’été 2014, le
pays est sur le pied de guerre. L’an-
nexion de la Crimée, en mars, suivie
par le conflit sanglant dans le Donbass,
dans l’est de l’Ukraine, entre les sépara-
tistes prorusses soutenus par Moscou
et les forces armées de Kiev, a plongé le
pays dans un climat d’hystérie entre-
tenu par une propagande sans limite.
Regarder Pervi Kanal, la première
chaîne publique russe, est une épreuve.
Ecouter la énième version des autorités
sur le rôle de « Petrov et Bachirov », les
agents impliqués dans la tentative d’em-
poisonnement de l’ex-espion Sergueï
Skripal et de sa fille, en mars 2018, au
Royaume-Uni, vous met les nerfs en pe-
lote. Tous les excès sont permis. Dans
quel autre pays, un député d’ultradroite,
en l’occurrence Vladimir Jirinovski,
pourrait-il vociférer à la tribune du Par-
lement qu’« il faut brûler Paris (...) et
bombarder toute l’Allemagne pour qu’il
ne reste rien, aucune pierre, aucun Alle-
mand », sans déclencher de réactions?
Le chef du Kremlin n’est pas en reste. Il
lui arrive de lâcher des boulets de canon
qui laissent pantois. Exemple : « L’es-
pionnage, comme la prostitution, est
l’une des professions les plus importan-
tes au monde. » Je finis par accrocher
plusieurs de ces formules sur le mur de
mon bureau comme des dazibaos.
Les jours de fête, dans les jardins et
lieux publics, les jeunes sont attirés

vers les stands de tir comme sur un ter-
rain de combat. Je me souviens encore
de cette confidence d’un diplomate
occidental qui, avisant une très jeune
fille munie d’une kalachnikov,
s’enquérait poliment de savoir si elle
savait s’en servir : « Cours, tu vas
voir... », lui avait-elle répondu.
En parallèle, la Russie est vantée
comme un modèle de « stabilité ».
C’est rigoureusement vrai sur le plan
du pouvoir, avec à sa tête le même
dirigeant depuis 2000. Cela l’est beau-
coup moins dans la vie quotidienne.
Du jour au lendemain, le camembert
disparaît des étals. Comme la tomate
italienne ou le saumon norvégien, ins-
crits sur une liste d’interdits en ré-
ponse aux sanctions qui pleuvent sur
la Russie. On se console avec le vin qui
passe encore les frontières. Mais le
prix du pétrole s’affaisse, le rouble
s’effondre. En juillet 2014, il s’échan-
geait à 44 roubles contre 1 euro ; lors de
mon départ, cinq ans plus tard, à 75.
Les revenus réels chutent. La résilience
des Russes n’est pas une légende, ils
ont connu pire. De rage, Sergueï, le
gardien de mon immeuble, a affiché le
portrait de Staline derrière lui avant de
le retirer. « Puisqu’il te fait peur », me
précise-t-il gentiment.
En cinq ans, j’ai eu à couvrir tant
d’événements au retentissement mon-
dial... Pêle-mêle : les suites du conflit
ukrainien ; le meurtre de l’opposant
Boris Nemtsov sous les fenêtres du
Kremlin ; l’intervention militaire en
Syrie ; l’ingérence russe dans l’élection
présidentielle américaine ; le scandale
du dopage dans le sport ; la première
Coupe du monde de football en Russie ;
l’empoisonnement de Sergueï Skripal ;
le schisme au sein de l’Eglise ortho-
doxe concernant l’Ukraine ; la persé-
cution des homosexuels en Tchétché-
nie ; le premier sommet Trump-Pou-
tine à Helsinki... Sans parler de la qua-
trième élection du chef du Kremlin
en 2018 – sans suspense, il est vrai.
A cette exception près, rien n’est
prévisible en Russie. Même les brie-
fings de l’armée, comme cet appel
reçu à une heure tardive de la nuit
pour me convier quelques heures plus
tard à une présentation des opéra-
tions en Syrie. En règle générale, les
journalistes ne sont pas autorisés à po-
ser des questions. On suit l’exposé, à
grand renfort de cartes et de chiffres
invérifiables. Toutes mes demandes
d’interview, qu’il s’agisse de la dé-
fense, des affaires étrangères ou du
président, resteront lettre morte.

Les relations entre la presse étrangère
et les autorités sont compliquées. La dé-
fiance se transmet à tous les échelons. Il
faut s’y prendre à l’avance, envoyer les
questions sur papier à en-tête du jour-
nal avant d’obtenir un rendez-vous avec
un gouverneur de région qui n’a pas en-
vie de vous recevoir. Trop risqué. La
« guerre de l’information » n’est pas un
vain mot ici, et la société est abreuvée de
discours sur un Occident méchant qui
ne cherche qu’à affaiblir la Russie.
Il faut aussi s’habituer à être pris pour
cible par des trolls. Le pire moment
pour moi sera atteint lors du meurtre
de l’opposant Boris Nemtsov, tué de
trois balles un soir de février 2015. Je de-
viens une « ennemie », une « nazie » sur
Twitter. Je suis baptisée « Eva la louve
des SS ». Jamais je n’ai réagi.

SORTIR DE LA VITRINE DE MOSCOU
On m’a souvent demandé si j’étais libre
de faire mon travail. Oui et non. Ma li-
berté de ton est intacte, mais dans un ca-
dre bien défini. Peu d’accès aux autori-
tés et aux premiers cercles du pouvoir.
Surveillance discrète, mais réelle, des
correspondants étrangers (comme
d’autres, mon appartement a été « vi-
sité » au moins une fois). Contrôle fiscal
avant mon départ. Nous sommes juste
tolérés. Mais le plus grand défi est de
pouvoir rendre compte d’un pays gigan-
tesque, plongé une bonne partie de l’an-
née sous la neige. Il faut neuf heures de
vol pour atteindre Vladivostok
(sept heures de décalage en prime),
six heures pour Irkoutsk, dans l’Oural.
Sortir de la belle vitrine de Moscou, c’est
découvrir des villages sans eau cou-
rante, des hôpitaux en piteux état, des
usines abandonnées, des symboles de
l’URSS partout présents.
Je parcours autant que je peux les ré-
gions, du Tatarstan au Daghestan, de la
Tchétchénie à la Carélie, de l’Extrême-
Orient à l’Oural (sans compter les repor-
tages dans des pays proches, comme
l’Arménie, le Kazakhstan, la Moldavie,
ou l’Ouzbékistan, où je peux enfin me
rendre après treize ans de refus de visa
pour Le Monde) avec la boule au ventre à
l’idée de « rater » quelque chose à Mos-
cou, mais toujours avec le réconfort de
merveilleuses rencontres. C’est le grand
paradoxe de ce pays, exaspérant et
comme nul autre attachant. Derrière la
rudesse de ses dirigeants, la société
russe recèle des trésors de franchise, de
bienveillance. Et de résistance.p
isabelle mandraud

Prochain article Au Royaume-Uni

YASMINE GATEAU

MA LIBERTÉ DE TON


EST INTACTE, MAIS DANS


UN CADRE BIEN DÉFINI.


PEU D’ACCÈS AUX AUTORITÉS


ET AUX PREMIERS CERCLES


DU POUVOIR. SURVEILLANCE


DISCRÈTE, MAIS RÉELLE


L’ÉTÉ DES SÉRIES

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