Libération - 03.08.2019

(Axel Boer) #1

CULTURE/


M


ars 1968, à un jet de pavé
du grand embrasement,
quel est le cador des juke-
b oxe s du Q uar tier latin et
d’ailleurs? Bob Dylan? Léo Ferré?
Les Stones? Que nenni, c’est
Reggiani! Le comédien précoce
mais chanteur tardif vient de sortir
son troisième album, le premier
pour le label Polydor, à l’âge, 46 ans,
où il n’est pas raisonnable d’ériger
des barricades ni de courir l’étu-
diante. Le titre qui tourne le plus
dans les cafés,Il suffirait de presque
rien,se désole ainsi des écarts d’âge
(«Elle au printemps, lui en hiver»),
sur une orchestration quasiment
pop qui en dissimule à peine la pro-
fonde amertume. Gueule d’épa-
gneul, col roulé marron de daron,
clope débandant du bec à la Prévert
ou Pompidou, Reggiani n’a pas le
style ni l’appétit nympholepte de
l’autre Serge en quarantaine, Gains-
bourg, mais en attendant c’est lui
que l’on entend partout. Chez les
Ritals des usines, il a également
meilleure presse que l’hautain
Montand, car lui n’a francisé que
son prénom (Sergio) et n’oubliera
jamais d’entamer ses récitals par la
racine «C’est moi c’est l’Italien»)( dès
lors que Jean-Loup Dabadie, en 1971
sur l’albumRupture, rouvera lest
mots idoines.

Déraciné.En quasiment cin-
quante ans de chanson, Reggiani n’a
rien écrit, pas une ligne ni une note,
mais l’autobiographie par procura-
tion a ceci d’avantageux qu’elle
autorise des raccourcis burlesques.
Dansle Barbier de Belleville Claude(
Lemesle, 1977), personne alors ne
songe que ce tailleur de poils qui se
rêve en ténor d’opéra doit tant à son
interprète. Né en 1922 à Reggio-Emi-
lia, Sergio est fils d’un coiffeur et
d’une amatrice de bel canto, canta-
trice contrite dont il est seul audi-
teur. Fuyant Mussolini, la famille
débarque en France au début des
années 30 et le jeune Serge suivra la
vocation paternelle, apprenti coif-
feur rue Richelieu, avant qu’une

cliente mécontente d’un shampoing
trop irritant ne lui conseille d’aller
plutôt voir en face, où un journal pu-
blie des annonces d’emplois. Pre-
nant la pimbêche au mot, il lâche les
ciseaux pour tenter sa chance
comme figurant au théâtre, embras-
sant sans le savoir une vie d’artiste
autrement plus féconde que les rê-
ves du barbier de la chanson.
Une vingtaine d’années plus tard,
en 1964, c’est Simone Signoret, sa
partenaire porte-chance deCasque
d’or, ui lui présente Jacques Ca-q
netti, le producteur plus habitué à
faire éclore des interprètes incon-
nus qu’à relancer au micro des ve-
dettes des planches et des écrans.
Mais Reggiani sort littéralement de
l’Enfer, ournage catastrophe et ina-t
chevé de Henri-Georges Clouzot, et
la chanson apparaît comme un sa-
lut inattendu, sa voix de baryton
méritant clairement un autre écho
que celui de sa salle de bain.
Il commence par chanter Vian sur
tout un album, puis enchaîne avec
un autre où les chansons les plus re-
marquables portent la griffe de
Georges Moustaki(Ma Solitude, Ma
Liberté), osant les marques d’unp
style qui ne bougera quasiment pas
cinq décennies durant. Celui d’un
petit déraciné qui bombe le torse,
expire avec un timbre clair et puis-
sant des choses pas romantiques,
des histoires de femmes aux seins
lourds que le printemps oublie (Sa-
rah,Votre fille a 20 ans, a tendrel
cruauté de Moustaki toujours) et
d’enfants qui partent(Ma Fille),de
filles d’anciennes joies(la Putain)
et de camaraderie virile contempo-
raine des films de Sautet.
Pas le genre à ramener des perles de
rosée venues de pays où il ne pleut
pas, le Sergio. Il a l’œil trop mouillé
au cinéma pour jouer les prolonga-
tions lacrymales sur scène, mode-
lant au contraire un personnage
d’homme qui observe les mœurs et
illusions(Je voudrais pas crever)
d’une époque, la queue des Trente
Glorieuses, où la mélancolie sèche
contourne la nostalgie qui embue
trop de répertoires voisins. L’huma-
nité déborde du bonhomme, de l’ac-
teur comme du chanteur, et le cy-

nisme est également pour lui une
terre étrangère.

Folk-pop.Dans l’opulent coffret
publié à l’occasion des quinze ans de
la disparition de Reggiani, au cœur
de l’été 2004, tout n’a certes pas bien
vieilli. Les albums sortis après 1980

(date du suicide de son fils Stephan
et d’une alcoolisation qui abîme
l’éclat de la voix) sont paradoxale-
ment les plus datés. Mais tous les
premiers, qui bénéficient d’arrange-
ments souvent enlevés signés Alain
Goraguer ou Michel Legrand, se re-
découvrent aussi sur un plan musi-

cal, aspect rarement mis en avant
chez Reggiani. La curiosité nous
pince d’imaginer ce qu’aurait pu
faire un Scott Walker, par exemple,
de ce répertoire qui laisse place à des
développements symphoniques, à
de savantes constructions mélodra-
matiques ou à des cavalcades oniri-

Par
CHRISTOPHE CONTE

Serge Reggiani oujours vibrantT


Un volumineux coffret, publié pour les quinze ans de la disparition


du chanteur et comédien aux trémolos tourmentés, est l’occasion


de redécouvrir un riche répertoire mêlant mélodrame et rêve.


Serge Reggiani à Milan, en 1974.PHOTO GETTY IMAGES

24 u ibération L Samedi3 e t Dimanche4 Août^2019

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