Libération Samedi3 e t Dimanche4 Août 2019 http://www.liberation.fr f acebook.com/liberation f t @libe u V
Sous le signe de l’Hexagone (1/6) egard surR
six œuvres d’art made in France. Aujourd’hui,
l’immense succès théâtral d’Edmond Rostand
et son héros aux multiples revers.
PHOTOMONTAGE CAROLINE DELMOTTE POUR «LIBÉRATION». ILLUSTRATION DE L. METIVET. KHARBINE-TAPABOR
«Cyrano de Bergerac»,
le triomphe de l’échec
H
ernani a eu sa bataille.
MaisCyrano eu sona
triomphe. Il n’y a pas
photo: Corneille, Molière,
Racine et donc Hugo peuvent aller
se rhabiller. Le 27 décembre 1897,
au Théâtre de la Porte Saint-
Martin (Xe rrondissement de Pa-a
ris), pour la générale, puis le lende-
main, pour la première,Cyrano de
Bergerac st une apothéose commee
la France théâtrale n’en a sans doute
jamais connu et n’en connaîtra plus.
Neuf rappels dès la fin du premier
acte. On réclame l’auteur dès la fin
du troisième. Claude Aziza, dans sa
préface auThéâtre ’Edmond Ros-d
tand (Omnibus, 2006):«Fin du der-
nier acte. Les spectateurs, debout,
battent des mains en hurlant. Qua-
rante rappels. Le rideau doit rester
levé. Il est deux heures du matin et
la foule refuse toujours de quitter la
salle.» arah Bernhardt, qui a crééS
la Samaritaine e Rostand au débutd
de l’année, est ce jour-là sur un
autre théâtre à jouer une autre
pièce. Mais elle surgit à la Porte
Saint-Martin, raconte dans son
JournalJules Renard qui transcrit
ses paroles:«J’ai pu voir le dernier
acte. Que c’est beau! Acte par acte,
mon fils me tenait au courant, dans
ma loge. Je me suis dépêchée de
mourir.»
Patrick Besnier, dans sa préface
de 1983 à l’édition Folio de la pièce
où il écrit que l’actrice joua ensuite
Roxane«et un soir, dit-on, le rôle de
Cyrano», ignale que l’œuvre dé-s
passa immédiatement le cadre
théâtral :«A travers yranoC c’est
d’autre chose qu’on a parlé, d’un
événement national, d’une œuvre
patriotique.»
Pain blanc. ès le 1D er an-j
vier 1888, la patrie reconnaissante
élève le grand homme de 29 ans
(Edmond Rostand est né
le 1er vril 1868 et mort le 2 décem-a
bre 1918) au grade de chevalier de
la Légion d’honneur. Le 6, Félix
Faure, président de la République,
vient en famille au Théâtre de la
Porte Saint-Martin. La critique
n’est pas unanime mais Francis-
que Sarcey dit dansle Temps ud
3 janvier quelle nouvelle gloire na-
tionale est survenue avec Rostand:
«Et ce qui m’enchante plus encore,
c’est que cet auteur dramatique est
de veine française. [...] Il est aisé, il
est clair, il a le mouvement et la
mesure, toutes les qualités qui dis-
tinguent notre race. Quel bonheur!
Quel bonheur! Nous allons donc
être enfin débarrassés et des
brouillards scandinaves et des étu-
des psychologiques trop ambitieu-
ses, et des brutalités voulues du
drame réaliste. Voilà le joyeux so-
leil de la vieille Gaule qui, après
une longue nuit, remonte à l’hori-
zon. Cela fait plaisir ; cela rafraî-
chit le sang !» oici donc Ibsen etV
Strindberg renvoyés dans les cor-
des par ce«magnifique anachro-
nisme», insi que Jules Renard dé-a
finit la pièce, lui dont le propre
théâtre est peut-être aussi visé par
Francisque Sarcey.
Dîner chez Rostand trois mois plus
tard:
«— Enfin, Renard, que feriez-vous à
ma place, après yranoC?
— Moi? Je me reposerais dix ans.»
Dès 1900, c’est pourtant la création
del’Aiglon ù les aventures du filso
de Napoléon ont encore tout pour
ragaillardir la France mais son
auteur a mangé son pain blanc et sa
gloire posthume finira par ne se
nourrir presque exclusivement que
de son héros au long nez emman-
ché d’un long bagout (le rôle de Cy-
rano, autour de 1600 vers, est un
des plus longs du répertoire).Cy-
rano, crit en 2004 Jean Piat en pré-é
face des trois volumes d’Edmond
Rostandde Jacques Lorcey (chez
Séguier), est«la pièce française la
plus jouée dans le monde». ’estC
qu’il ne s’agit pas seulement d’une
pièce française, elle représente éga-
lement une certaine idée de la
France.Cyrano, ’est le pays récon-c
cilié. C’est l’élégance d’Anquetil
avec le destin de Poulidor. On ad-
mire la virtuosité post-hugolienne
et la liberté de Rostand, l’homme
qui, dansChantecler, era rimerf
«Kant» veca «estomaquant» t quie
se permet ici l’alexandrin:
«— Silence!
— Hi han! Bêê! Ouah, ouah! Coco-
rico !»
Désastres. a France deL Cyrano
de Bergerac st surtout celle des lo-e
sers magnifiques, celle qui fait
l’éloge de la défaite.«Mais on ne se
bat pas dans l’espoir du succès! /
Non! non! c’est bien plus beau lors-
que c’est inutile !» it celui qui aurad
tout manqué,«même ma mort».
Molière aurait volé au personnage
son«Que diable allait-il faire en
cette galère ?» our en faire le suc-p
cès desFourberies de Scapin?
Christian a profité de la scène du
balcon pour lui aussi«cueillir le
baiser de la gloire»?«C’est justice,
et j’approuve au seuil de mon tom-
beau : / Molière a du génie et Chris-
tian était beau !»On dit au demeu-
rant que le vrai Savinien de Cyrano
de Bergerac, né en 1619 et mort
en 1655, eût moins souffert s’il eût
dû sacrifier Roxane, son goût
n’étant pas celui des femmes.
Mais la pièce de Rostand, c’est aussi
la tirade des«non, merci», ’orgueill
de l’honnêteté et de la haine, fus-
sent-elles tout bonnement provo-
quées par un amour non partagé.
C’est le respect absolu de la littéra-
ture qui fait rejeter, pour le même
mobile toutefois, l’éventuel soutien
du cardinal de Richelieu pour la
publication de sa propre pièce :
«Impossible, monsieur; mon sang se
coagule / En pensant qu’on y peut
changer une virgule.» uoi de plusQ
beau que la fierté de la déroute?
Surtout quand le public fait de tous
ces désastres un triomphe.
On a dit aussi que la débâcle de
1870 pesait depuis des décennies
sur le pays et queCyrano ut àf
sa manière une façon pour l’in-
conscient national de tourner la
page. Jules Renard encore, mani-
festant une autre facette de l’esprit
français en rendant compte le soir
même de l’enthousiasme suscité
par la première:«“Je n’ai pas assisté
à un pareil triomphe depuis la
guerre”, dit un militaire. “Mais, lui
dis-je, je croyais que nous avions été
battus ?”»
MATHIEU LINDON
LUNDI«LA JOCONDE»