VIII u ibération L Samedi3 e t Dimanche4 Août^2019
E
tait-ellegender fluid, omme on ditc
aujourd’hui, indifférente au genre,
passant sans peine du féminin au
masculin, et vice versa? Ces concepts
n’avaient pas cours en 1831; pourtant ils pour-
raient convenir au cas extraordinaire d’Aurore
Dudevant, née Dupin, mieux connue,
aujourd’hui comme de son vivant, sous le
nom de George Sand.
Dès qu’elle prend la plume, en tout cas, elle
échappe aux catégories. Elle porte redingote
et pantalon comme un homme, gouvernant
sa vie selon sa volonté, fumant cigare en volu-
tes d’une virile opacité. Quand ils représente-
ront les stars de la vie littéraire, les caricatu-
ristes, tel Daumier dans sa série «Les
Bas-bleus» (ces femmes savantes dont on se
moquait), lui donneront cette mâle silhouette
enfumée, coiffure mi-longue et cravate nouée
sous le menton, une sorte de Musset sans
barbe. Elle s’en explique simplement, mêlant
ses raisons profondes à de plaisantes considé-
rations pratiques, citée par son excellente bio-
graphe Martine Reid:«Sur le pavé de Paris,
j’étais comme un bateau sur la glace. Les fines
chaussures craquaient en deux jours. [...] Je
ne savais pas relever ma robe, j’étais crottée,
fatiguée, enrhumée. [...] Avec un chapeau gris
et une grosse cravate de laine, j’étais absolu-
ment un petit étudiant de première année. [...]
Je voltigeais d’un bout de Paris à l’autre.»
Ceux qui ne croient pas au progrès se remé-
moreront la condition féminine de ce temps,
qui interdisait aux femmes de sortir seules
sous peine d’être tenues pour des prostituées,
couvertes de châles, de chapeaux et de lour-
des étoffes, sans autonomie d’aucune sorte,
sans droits civils ou politiques, confinées à
leur rôle ancestral de mère, de fille et
d’épouse. Or un auteur qui voulait réussir de-
vait sortir souvent, pénétrer cafés et salons,
salles de rédaction et librairies, courir le pavé,
imposer sa parole à ses pairs, défendre ses
œuvres, bref, dans la bataille de la notoriété,
se conduire en hussard. D’où le travestisse-
ment, qui était une stratégie plus qu’une ex-
centricité; d’où le pseudonyme de la jeune
Aurore Dudevant publiant ses premiers livres,
anglais et masculin pour le prénom –George–
germanique et viril pour le nom –Sand.
Tranquille intrépidité
Ce qui allait bien au-delà des symboles.In-
diana, oman initial, est une histoire senti-r
mentale dans la veine romantique, sensible
et dramatique à souhait, mais aussi une pro-
testation contre le sort fait aux femmes (mal)
mariées, dans cette époque qui faisait des
hommes les tyrans sourcilleux de leurs com-
pagnes. Ces masques transparents ne lui ont
pas épargné les insultes et les moqueries.
Martine Reid en livre un échantillon.«Bas-
bleu», ien sûr, mais aussib «ménagère»,
«grosse bête», «cabotine», «nullité de génie»,
«latrine», «maman blette», «peste de la Répu-
blique», «fille du marquis de Sade» t le pluse
élégant d’entre elles pour cette poétesse du
monde rural :«vache à romans». u vrai,A
George Sand ne reniait nullement sa féminité,
étrangère à l’idée de sexes indifférenciés et
somme toute traditionnelle dans ses vues:
«La femme peut bien, à un moment donné,
remplir d’inspiration un rôle social et politi-
que, mais non une fonction qui la prive de sa
mission naturelle : l’amour de la famille. [...]
Je vois la femme à jamais esclave de son propre
cœur et de ses entrailles.»
«Essentialiste», dirait-on aujourd’hui, mais
aussi«universaliste». oilà qui l’exclurait deV
certains cercles féministes. La «dame de No-
hant» n’aimait rien tant que les soirées fami-
liales, le foyer qu’elle tenait d’une main douce
et ferme, les robes et les coiffures, les recettes
de cuisine berrichonne qu’elle pratiquait en
virtuose. Pourtant rares sont celles qui ont
autant fait, en littérature ou en politique, pour
la cause des femmes, plaidant pour l’égalité
avec tout son talent d’écriture, imposant son
art dans un monde d’hommes, libre dans ses
attachements, emportés dans son amour pour
les hommes, mais aussi, au moins, pour une
femme, la comédienne Marie Dorval à qui la
liait une passion sensuelle et tendre; engagée
en politique pour une république fraternelle
qui briserait les conventions où l’on enfermait
la gent féminine; socialiste avec Pierre Leroux
et Louis Blanc, infatigable dans ses combats
pour l’émancipation.
Avec sa tranquille intrépidité, elle se posta à
l’avant-garde de la liberté féminine comme
du génie littéraire, admirée par Musset, bien
sûr, mais aussi par Balzac ou Flaubert, qui
n’étaient guère féministes, et méritant de Vic-
tor Hugo, à ses obsèques de juin 1876, cette
oraison funèbre sans réplique:«George Sand
a dans notre temps une place unique. D’autres
sont des grands hommes ; elle est la grande
femme. Dans ce siècle qui a pour lui d’achever
la Révolution française et de commencer la ré-
volution humaine, l’égalité des sexes faisant
parti de l’égalité des hommes, une grande
femme était nécessaire.»
Ce siècle avait quatre ans, Rome remplaçait
Sparte, déjà Napoléon effaçait Bonaparte,
quand naquit rue Meslée à Paris la petite
Aurore, fille d’un officier de la Grande Armée
de prestigieuse ascendance –il comptait le
maréchal de Saxe parmi ses ancêtres– et de
Sophie Victoire Delaborde, fille très humble
d’un oiseleur du quai de la Mégisserie. George
Sand gardera toute sa vie la fierté de cette pa-
rentèle mélangée, prestigieuse du côté de son
père, populaire du côté de sa mère. Aurore
Dupin est une de ces enfants du siècle si bien
décrits par Vigny, qui grandit au milieu de la
gloire et des conquêtes, à l’ombre du grand
homme au petit chapeau, soudain désorien-
tés par la paix revenue après Waterloo, rêvant
d’aventures grandioses dans une société tri-
viale et faisant naître la sensibilité romanti-
que. Le père est souvent absent, promené
avec son régiment dans toute l’Europe, d’Aus-
terlitz à Iéna, de Vienne à Madrid. Il a
échappé aux balles des Prussiens, des Autri-
George
Sand
Lettres et
le Nohant
Les femmes de la liberté (4/7)Tout l’été, «Libé» retrace
l’histoire de celles qui ont pris en main leur destin et
marqué leur époque. Cette semaine, une écrivaine autodidacte
qui bouscula les conventions de son temps.
Par
LAURENT JOFFRIN
Liszt au piano Josef Danhauser, 1840).(
ÉTÉ / FEUILLETON