la piste.«Les chauffeurs sénégalais en ramas-
sent au passage car c’est moins cher en Gam-
bie, à cause des taxes»,toussote le vendeur.
Quelques routiers s’arrêtent surtout par habi-
tude car, jusqu’à ces dernières semaines, ils
n’avaient pas d’autre choix. Un fleuve barre la
route qui traverse le pays du nord au sud, celle
qui connecte le Sénégal à la Casamance, sa ré-
gion méridionale, séparée du reste du pays par
la bande horizontale du territoire gambien.
«TOUT LE MONDE SE PLAIGNAIT»
Une bizarrerie géographique héritée de la colo-
nisation. Les fleuves furent les principaux axes
de pénétration des Européens au cœur du con-
tinent: les Français ont emprunté le fleuve Sé-
négal, les Anglais le fleuve Gambie. En 1889, les
deux empires s’accordent sur la frontière entre
les deux colonies, afin de protéger leurs inté-
rêts commerciaux respectifs. Son tracé n’a pas
varié depuis. A l’indépendance, en 1965, l’Etat
gambien se retrouve entièrement enclavé à
l’intérieur du Sénégal, excepté pour sa façade
maritime aujourd’hui prisée des touristes.
«Le problème de l’intégration de la Casamance
a immédiatement été posé par cette configura-
tion spatiale», xplique Oumar Diop, géogra-e
phe à l’université Gaston-Berger de Saint-
Louis (Sénégal). Le chercheur est lui-même
originaire de la région.«Quand j’étais enfant,
les lettres mettaient un mois pour arriver à Da-
kar, les radios de la capitale n’émettaient pas
jusque chez nous»,dit-il. Entre Ziguinchor, la
grande ville de la Casamance, et Dakar, trois
itinéraires sont utilisés. Le bateau, le long de
la côte Atlantique (deux liaisons par semaine).
La grande boucle par l’est du pays, soit près de
mille kilomètres de trajet éprouvant. Et la tra-
versée de la Gambie, avec le franchissement
du fleuve par un vieux ferry qui contraint les
passagers à des heures, voire des jours entiers
d’attente. Une aubaine pour Tierno Amadou
Diallo, mais un calvaire pour les voyageurs, re-
connaît le vendeur en chemise verte et calotte
blanche installé au Bamba Temba Ferry Ter-
minal depuis plus de vingt ans :«Il n’y a pas
d’eau potable ici, pas de restaurant, pas de
commodités, tout le monde se plaignait.»
«CHARGÉ EN SYMBOLIQUE»
Le commerçant parle au passé car depuis
cette année, un pont relie les deux rives du
fleuve. Les présidents sénégalais et gambien,
Macky Sall et Adama Barrow, l’ont inauguré
en grande pompe le 21 janvier en le franchis-
sant dans la même limousine à toit ouvrant.
L’ouvrage, financé par la Banque africaine de
développement, a d’abord été réservé aux
voitures avant d’être ouvert aux poids lourds
en juillet. Une révolution pour la sous-région.
«Il est situé sur le corridor qui longe toute
l’Afrique de l’Ouest, de Tanger à Lagos en pas-
sant par Dakar,explique Cheikh Thiam, le
responsable du projet côté sénégalais.De-
puis 1960, des études ont été réalisées pour
construire ce pont. On a retrouvé de vieux dos-
siers qui dormaient au fond des tiroirs. En réa-
lité, la difficulté était davantage politique que
technique. C’est un projet chargé en symboli-
que, qui veut dire beaucoup de choses pour les
populations.» e départ de Yahya JammehL
début 2017, après vingt-deux ans de règne
autocratique à la tête de la Gambie, a contri-
bué à débloquer la situation.
La structure n’a rien de tape-à-l’œil. La sim-
plicité de sa haute courbe de 940 mètres de
long, au-dessus des eaux troubles du fleuve
ridées par le vent, a même quelque chose de
reposant. A la verticale du point culminant,
trois rapaces observent en tournoyant ce nou-
veau trait d’union de béton baptisé pont de
la Sénégambie, ou pont de la Délivrance.
Vingt-cinq mètres en contrebas, l’antique
ferry rugissant poursuivait encore, il y a quel-
ques semaines, ses laborieuses traversées
d’une berge à l’autre. Pendant le décharge-
ment, le capitaine Djiba avait tout juste le
temps de prier. Il déroulait un tapis sur le sol
métallique de la timonerie jonché de boîtes
de thé et de canettes de boissons énergisan-
tes.«J’ai fait une vingtaine d’allers-retours
chaque jour depuis 2011. A chaque fois, je pas-
sais deux camions, un bus et quelques véhicu-
les légers», numère-t-ilé. Depuis l’ouverture
du pont aux poids lourds, le moteur de son
vieux bateau s’est tu.
Le bruit de marteau géant qui résonnait dans
la mangrove s’est évanoui lui aussi. Les tra-
vaux sont enfin terminés : de chaque côté du
pont, les routes d’accès ont constitué un casse-
tête pour les ingénieurs. Le sol argileux aurait
englouti le lourd ruban d’asphalte, ont décrété
les experts espagnols.«On a fait le test, au bout
de quelques semaines, la route s’est affaissée,
on a dû revoir tous nos plans, xplique Fernan-e
dez Onis, le chef de chantier.On travaillait sur
de l’eau avec des machines de 60 tonnes, ça de-
mande une grande attention.» ’entreprise deL
construction sénégalaise Arezki a finalement
opté pour la pose de piliers souterrains. Les
pylônes sont enfoncés dans une couche de
40 mètres de vase avec le fameux marteau de
60 tonnes. Le pont se prolonge ainsi de façon
invisible, enfoui sous la boue.«Il y a 360 mè-
tres d’un côté, et 600 de l’autre,poursuit
Cheikh Thiam, chef de la division des ouvra-
ges d’art à l’Ageroute, une agence parapubli-
que.Techniquement, ce n’est pas complexe
mais c’est assez exigeant dans la réalisation.»
Le jour de notre reportage (avant l’ouverture
du pont aux camions), une centaine de poids
lourds attendaient en file indienne de part et
d’autre du fleuve. Quatre chauffeurs sénéga-
lais, arrivés quarante-huit heures plus tôt, sont
allongés sur une natte en plastique à l’ombre
d’une benne.«Ça prend en moyenne trois ou
quatre jours pour traverser mais ça peut aller
jusqu’à une semaine» Abdoulaye Guissé,:
40 ans, franchit la Gambie régulièrement de-
puis plus de dix ans. La nuit, il dort dans la ca-
bine de son camion, son apprenti sous l’essieu.
«On va remplir des bidons d’eau dans la rivière
pour se laver,s’agace l’homme en marcel. outT
le monde est à la merci des moustiques. On est
aussi harcelés par les policiers.» es chauffeursL
ont intérêt d’avoir les poches bourrées de peti-
tes coupures : les «bérets» ne rendent pas la
monnaie...
Dans le sens nord-sud, leurs remorques sont
pleines de riz ou de produits manufacturés
importés via Dakar. Dans l’autre sens, les ca-
mions remontent chargés d’arachides, d’eau
et de bois casamançais.«Les produits agricoles
de Casamance vont pouvoir arriver deux à
trois fois plus vite au nord. On parle désormais
de faire Dakar-Ziguinchor en cinq heures!
Pour les fruits, les produits frais, le bétail, les
conséquences vont être extraordinaires, ssurea
le géographe Oumar Diop.A cause de son isole-
ment, la région est restée relativement dému-
nie. Mais c’est une zone extrêmement fertile, au
potentiel énorme.» elon le chercheur, le pontS
Sénégambie va«bouleverser le commerce» te
contribuer à«recoudre le pays».
Une rébellion séparatiste avait éclaté en Casa-
mance dans les années 80. En trente-cinq ans,
le conflit a fait près d’un millier de morts (dont
des centaines de civils victimes de mines anti-
personnel) et a déplacé des dizaines de mil-
liers de personnes. Aujourd’hui, le mouve-
ment indépendantiste, divisé, est presque
éteint et les guérilleros ne sont plus qu’une
poignée, planqués dans le maquis. Le pont
deviendra-t-il le symbole de l’intégration défi-
nitive de la Casamance?«Une page se tourne,
affirme Oumar Diop.C’est peut-être une défor-
mation de géographe, mais j’ai l’impression
que parfois, un kilomètre de béton peut faire
davantage pour régler un conflit que des mil-
liers de bombes et de fusils, ou des milliards de
francs CFA.»•
100 km
Ziguinchor
SÉNÉGAL
Océan
Atlantique
GUINÉE
BISSAU
Gambie
Sénégal
GUINÉE
MAURITANIE
GAMBIE
MALI
Dakar
Pont de Farafenni
«On parle désormais de
faire Dakar-Ziguinchor
en cinq heures !»
Oumar Diopgéographe à l’université
Gaston-Berger de Saint-Louis (Sénégal)
l’été
Juin Sept 2019
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