Beaux Arts - 04.2019

(Grace) #1

VISITE D’ATELIER l LUC TUYMANS


94 I Beaux Arts


toiles. Voilà pourquoi il ne se rend que parcimonieuse-
ment à son atelier : parce qu’au préalable, il doit laisser
l’image advenir. «Je photographie à l’iPhone, je dessine, je
peins à l’aquarelle, sur papier. Je regarde des images que
je garde en tête pendant des années et qui finissent ou non
par ressurgir : je dois les peindre pour les comprendre.» Ce
n’est pas tant les images qu’il peint que ce travail d’anam-
nèse, la manière dont elles le hantent sans qu’il sache au
juste pourquoi.

Un flou «très aigu»
Là commence le génie de Tuymans. Et le travail du
peintre proprement dit. Qui doit être bref. Les tableaux
sont exécutés d’une traite. «Une seule peinture à la fois,
précise Tuymans, et il faut qu’elle soit achevée à la fin de
la journée. Quand je ferme la porte, je dois avoir le senti-
ment que je suis content de ce que j’ai accompli.» Les
toiles ne sont jamais enchâssées au préalable. L’artiste y
trouve un double bénéfice. Tuymans dit avoir d’abord
besoin «de cette résistance du mur, de ne pas sentir les

vibrations» de la toile tendue sur châssis. Ensuite, il pré-
fère ne pas s’en tenir à un format prédéterminé. Le tableau
aura les dimensions que la peinture lui aura prêtées. Non
l’inverse. De fait, les proportions des œuvres de Tuymans
sont aussi peu orthodoxes que leur accrochage dans l’es-
pace d’exposition. «Je ne les accroche jamais au milieu
d’un mur.» Il bat ainsi, entre les toiles, un tempo irrégu-
lier, rythmé par les intervalles de blanc (du mur) plus ou
moins larges et longs. On peut y voir une réminiscence de
ses années de cinéma.
Mais alors, on rembobine : que se passe-t-il avant que la
porte ne se referme le jeudi ou le vendredi soir? Que peut
faire la peinture face à l’histoire? Et face à ces traces? Il
nous montre l’histoire, non pas en images saisissables,
mais de la manière dont elle a imprimé la mémoire col-
lective. Avec des défauts, des blancs, des ratés, des éva-
nescences, avec des zones qui clignotent et d’autres qui
se sont affadies, affaissées, affaiblies. Là vient la peinture.
Le pinceau, la touche, le flou, les tonalités, cette gram-
maire du peintre qui vise à rendre visible ce que les images
sources laissent flotter devant ou derrière. Une espèce
d’aura nébuleuse et immatérielle traduite par un effet de
flou qui n’a rien à voir, insiste Tuymans, avec celui de
Gerhard Richter : «Le flou pictural dans mes propres toiles
est très aigu, très formalisé. Il dépend de la tonalité plus
que de la couleur, d’une luminosité étrange qui donne de
la profondeur au sujet représenté. Il y a un jeu entre la
chaleur et la froideur qui vient créer une distance néces-
saire avec le sujet.» Et avec le spectateur : «On ne pleure
pas devant mes tableaux, lance Tuymans, cinglant. Il n’y
a pas d’immédiateté dans ma peinture. J’y instaure une
distance émotionnelle.» Laquelle résulte «d’un travail
chirurgical avec un timing précis et prémédité. Il n’y a pas
d’accident, pas de muse. Je traite la toile de manière très
pragmatique.» Or, ce programme, suivi au poil de pinceau,
aboutit à des représentations qui défaillent, qui déraillent
et bifurquent vers les zones les plus étranges et ambiguës
du visible.

Quelque chose d’inhumain
Il tient à nous montrer la première page du tome I, sa
première peinture, réalisée en 1972, à 15 ans. Appartenant
à une collection japonaise, elle figure un homme de face,
qui semble fourailler dans un tas informe de ce qui res-
semble à des feuilles mortes ou du sable ou des vieilles
frusques... La scène est dépeinte d’un pinceau un peu
brusque déréalisant le personnage comme le décor. Mais,
après tout, on n’est pas si loin des visages comme taillés à
la serpe que l’artiste vient de finir de peindre et qui sont
encore accrochés, sans châssis, aux murs de l’atelier : des
figures humaines soit, mais avec quelque chose d’inhu-

Allo! I
La toile reproduit la scène finale
d’un film hollywoodien,
The Moon and Sixpence (1942),
qui retrace la vie de Paul Gauguin.
Tuymans s’amuse de l’atmosphère
dramatique dans laquelle la dernière
toile du peintre est découverte par
son médecin après sa mort.
2012, huile sur toile, 133,7 x 182,6 cm.

Schwarzheide
Production in situ
pour l’atrium
du Palazzo Grassi,
cette gigantesque
mosaïque
reproduit un
tableau ancien
de Tuymans.
À Schwarzheide,
au nord de
Dresde, était situé
un camp de
concentration
nazi dont certains
déportés firent
des croquis sur de
petits fragments
de papier cachés.
2019 (d’après l’huile
sur toile éponyme
de 1986), mosaïque
de marbre de Fantini
Mosaici (Milan),
960 x 960 cm.

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