Beaux Arts - 05.2019

(Steven Felgate) #1

20 I Beaux Arts


Ce wagon de la Deutsche Reichsbahn au bord du vide est le Mémorial pour
les déportés (1995) conçu par Moshe Safdie à Yad Vashem, à Jérusalem.


Plus conceptuel, le Mémorial de l’Holocauste (2005) de Peter Eisenman,
à Berlin, forme un ensemble de plus de 2 700 stèles abstraites.

ARCHITECTURE Par Philippe Trétiack


Construire le vide pour dire l’absence


Comment artistes et architectes honorent-ils la mémoire des victimes de la Shoah? Par de petits


pavés et de grands bâtiments éclatés, des non-monuments rendant palpable la perte de sens.


L


e monument pose aux architectes une question
de taille. Sait-on encore en produire? Sauf
à considérer les musées surgissant de par
le monde comme autant de chapelles du XXIe siècle
vouées à offrir au public des lieux de communion,
quel édifice peut se targuer aujourd’hui d’honorer
des valeurs communes à tout un peuple?
Cette énigme est au cœur des travaux de nombreux
praticiens qui ont cherché à représenter
l’irreprésentable : la tragédie de la Shoah. Adachiara
Zevi, fille du célèbre Bruno Zevi, auteur d’un livre
(Apprendre à voir l’architecture) que tous les
étudiants de la discipline ont lu et lisent, en expose
les diverses tentatives dans un remarquable ouvrage.
Elle démontre comment ces architectes, après avoir
osé des mises en scène macabres tel le wagon plombé
hissé en déséquilibre par Moshe Safdie à Yad Vashem
[ill. ci-dessus], ont opté pour des non-monuments.
Peter Eisenman, à Berlin, a déployé les stèles du
Mémorial de l’Holocauste à la manière de pièces d’un
labyrinthe sans signe particulier. Daniel Libeskind
a fait de même au Jüdisches Museum (Musée juif )
de la ville, le plan du bâtiment évoquant toutefois
l’écriture hébraïque. Dans les années 1980, les artistes
Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz avaient édifié à
Hambourg une tour recouverte de plomb (Monument
contre le fascisme) qui se dégradait au fil du temps.
Horst Hoheisel avait, lui, reconstruit une fontaine
(Aschrott Fountain, 1985) détruite par les nazis,
mais en creux, enfouie à douze mètres de profondeur
dans le sol, à l’occasion de Documenta 12. Plasticien
lui aussi, Gunter Demnig enserre dans la chaussée
depuis 1993 des pavés (Stolpersteine, «pierres

d’achoppement») devant les derniers domiciles
des victimes de la terreur, recouverts d’une plaque
de laiton honorant leur mémoire. Les remarque
qui peut. Ne pas montrer, ne pas expliciter, rendre
palpable la perte de sens, voilà ce qui se joue
dans toutes ces tentatives. L’architecture de la
déconstruction offre, dans ces approches éclatées,
une allégorie de la dispersion du peuple juif lui-
même. Le formel se fait conceptuel. Le sentiment
du vide et la présence obsédante d’une absence
importent plus alors que toute démonstration.

La terreur évoquée à fleur de mur
C’est à la dispersion encore que le designer graphique
Philippe Apeloig, formidable typographe, s’est attelé.
Il a recensé toutes les plaques évoquant les années
1939-1945 apposées sur les murs de Paris. Le résultat
est un pavé extraordinaire. Financé par des mécènes,
dont Pierre Bergé et Patrick Drahi, ce livre d’art fait
référence par son titre au film les Enfants du paradis
et à l’entame de notre hymne national : «Allons,
enfants de la patrie». Il expose des centaines d’images
et nous invite à revisiter la capitale au fil de ses murs.
Et c’est ainsi que le non-monument, le mémorial
éclaté et les murs se retrouvent dans une tentative
désespérée de mettre en lumière l’impensable :
la destruction de l’humanité. L’architecture, par
l’absence constructive, prend alors une dimension
monumentale. Insaisissable, elle se fait bouleversante.

Monuments par défaut
Architecture et mémoire
depuis la Shoah
par Adachiara Zevi
éd. de la revue Conférence
384 p. • 29 €


Enfants de Paris
(1939-1945)
par Philippe Apeloig
texte de Danièle Cohn
éd. Gallimard
1 120 p. • 45 €


MONUMENTS PAR DÉFAUTArchitecture et mémoiredepuis la Shoah

ADACHIARA
ZEVI

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