Beaux Arts - 05.2019

(Steven Felgate) #1

76 I Beaux Arts


FESTIVAL l CANNES
Du 14 au 25 mai

L


orsqu’en 1906, les studios Gaumont installèrent
un «théâtre cinématographique» aux Buttes-
Chaumont, à Paris, la firme possédait déjà un
vaste garde-meubles doublé d’un immense ate-
lier de décors où œuvraient des artistes chevron-
nés. Aux décorateurs de théâtre succédèrent rapidement,
au début des années 1920, les chefs décorateurs et les
ensembliers, chargés de louer chez les antiquaires ou
auprès des entreprises spécialisées meubles et accessoires
nécessaires. À leur suite, les régisseurs auxquels incombait
la recherche de tout ce qui n’exigeait pas de connaissances
historiques ou stylistiques. Ce triumvirat a toute son impor-
tance car c’est ainsi que le cinéma entra dans le décor (et
s’y maintint jusqu’à aujourd’hui).
Les années 1920 marqueront aussi l’apogée d’archi-
tectes-décorateurs de la trempe de Robert Mallet-Stevens.
Ce militant de la modernité participa à une quinzaine de
films manifestes comme l’Inhumaine de Marcel L’Herbier.
Le réalisateur, qui fit appel à Paul Poiret pour les costumes,
à Pierre Chareau pour le mobilier et à Fernand Léger pour
les peintures, déclara : «Nous voulions que ce soit une sorte
de résumé provisoire de tout ce qu’était la recherche plas-
tique en France.» Surnommé par le critique d’art Félix
Fénéon «fournisseur attitré des héros mondains des films
(«Ils ont grâce à lui des meubles d’un style actuel et même
futur», écrit-il), artificier d’un style unique, Mallet-Stevens
fut aussi un théoricien visionnaire. «Un décor de cinéma,
pour être un bon décor, doit “jouer”, professe-t-il dans le
Décor au cinéma. Qu’il soit réaliste, expressionniste,
moderne, ancien, il doit tenir son rôle. Il doit représenter
le personnage avant même que celui-ci ait paru ; il doit
indiquer sa situation sociale, ses goûts, ses habitudes, sa

façon de vivre, sa personnalité. Le décor doit être intime-
ment lié à l’action.» Et l’architecte de la villa Noailles de
fustiger la propension des équipes de cinéma à fonctionner
par stéréotypes : «Le bureau du financier [...], le grand salon
encombré à éclater de meubles de style signés “Faubourg
Saint-Antoine”, la gommeuse meublée par le rayon
moderne du même Faubourg [ont] vécu», écrit-il dans
l’Art cinématographique. Ajoutant : «Il est évident qu’un
décor, un meuble, un bibelot de forme nouvelle, projetés
devant des millions de spectateurs seront sinon regardés,
du moins vus par quelques-uns. Le cinéma fait et fera l’édu-
cation des foules en matière artistique. [...] L’architecture
nouvelle n’étonnera plus, elle arrivera à être comprise de
tous ; les meubles nouveaux ne paraîtrons plus excen-
triques, mais normaux. L’art pénétrera dans toutes les
classes de la société.»

Et Stanley Kubrick meubla des sas orbitaux
Les décennies qui suivront donneront tort à Mallet-
Stevens. Devenu parlant puis passé à la couleur, le cinéma
s’acharnera à enfoncer les clous : la salle à manger sera
Henri II, le bureau de notable Empire, le salon bourgeois
Louis XV et la chambre à coucher de Madame, Louis XVI.
Le «moderne», encore loin d’être du design, sera le style des
nouveaux riches, des dancings et des poules de luxe. Porté
à l’écran pour combattre les clichés, le décor moderne en
est devenu un à son tour. Et pour longtemps... En prônant
l’industrialisation du mobilier, le mouvement design issu
du modernisme des années 1920 va contribuer à couper le
monde du cinéma de la création de meubles. Depuis, les
deux univers coexistent et s’ignorent, ne se rencontrent
qu’au fil du hasard.

Au cinéma, le design


fait toujours de la figuration


Il n’a jamais gravi les marches du Palais des festivals à Cannes.
Et pour cause : moins noble que le décor, le design n’exprime souvent
que clichés et caricatures sur grand écran. Quelques exceptions
suffisent pourtant à élaborer un palmarès cultissime. Flash-back.

Par Pierre Léonforte


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