Beaux Arts - 08.2019

(Chris Devlin) #1

Beaux Arts I 65


viennoise. Souffrant de poliomyélite depuis l’âge de 6 ans,
puis grièvement blessée à la suite d’un accident de tram-
way à 18 ans, Frida Kahlo, elle, n’hésite pas à exhiber les
causes de son martyre, de sa colonne vertébrale fracturée
jusqu’à ses entrailles. Les corps fragmentés, mutilés et
amputés hantent également l’œuvre de Francis Bacon ; ils
font mal rien qu’à les regarder... Les filtres esthétisants qui
prévalaient jusque-là ont volé en éclats.
Les expressionnistes et les peintres de la Nouvelle
Objectivité peignent sans fard les dépressions, injustices
et atrocités d’un monde en crise, quand Pablo Picasso
représente l’horreur absolue de la guerre dans Guernica
(1937), peint dans la foulée du bombardement de la ville
basque, et le Charnier, dévoilé lors de l’exposition «Art et
Résistance» organisée à Paris par les Amis des Francs-
Tireurs et Partisans (FTP) dès 1946. D’autres préfèrent
évoquer la douleur sans la figurer, choisissant de marquer
la matière de coups, de griffures, blessures, cicatrices à
l’image d’un Lucio Fontana ou d’un Jean Fautrier, avant
que les premières performances des années 1960 mettent
en scène de vrais corps soumis à la violence, jusqu’à l’ex-
trême, étalant au miroir grossissant les affres du monde
contemporain : l’actionniste viennois Hermann Nitsch se
fit crucifier en 1962 chez son comparse Otto Muehl, lequel
finit par le recouvrir de sang animal. Parmi les pionnières


du body art, Gina Pane s’infligea d’horribles blessures cor-
porelles, comme dans Azione Sentimentale [ill. p. 72] où
elle s’enfonce des épines de rose dans le bras et s’entaille
la paume avec un rasoir pour recréer une fleur de chair.

Comment trouver le geste juste?
Aujourd’hui, face à la profusion des images, leur diffu-
sion frénétique, comment représenter la douleur sans
tomber dans le pathos et le sensationnel? Et «pourquoi
avons-nous tant de difficulté, devant une image contem-
poraine de la douleur – proche de nous dans le temps, si
ce n’est dans l’espace – à trouver le geste juste ?», s’inter-
roge l’historien de l’art Georges Didi-Huberman dans son
dernier essai Ninfa dolorosa (éd. Gallimard). Et de répondre
en citant l’œuvre de Pascal Convert Pietà du Kosovo, sculp-
ture inspirée du cliché de guerre Veillée funèbre au Kosovo
de Georges Mérillon (1990). Un relief en négatif, à même
la matière (de la cire blanche), où l’œil discerne peu à peu
des figures féminines entourant un cadavre, leurs ges-
tuelles de désespoir. Une œuvre comme un cri silencieux,
qu’il faut prendre le temps d’interpréter et inscrire dans la
durée. Une réflexion sur l’histoire des images, leur utilisa-
tion, sur ce que peut l’art face à l’inhumain. n

René Magritte
La Mémoire
Dans ses
tableaux
peints comme
des énigmes,
le peintre
surréaliste
montre que la
douleur est
intimement liée
à la mémoire.
1944, gouache sur
papier, 46 x 55 cm.
Free download pdf