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Cinéma
Un garçon
qUi désarçonne
Originaire d’une région pauvre du Caucase, il a
découvert le cinéma à 17 ans. Son audace et son
talent ont fait le reste... Kantemir Balagov, primé
à Cannes, est la figure montante du cinéma russe.
Par Samuel Douhaire
Photo Olivier Metzger pour Télérama
s
es bras révèlent d’impressionnants tatouages.
Etrange contraste avec sa voix posée, son re-
gard doux, son visage encore enfantin que ne
parvient pas à durcir une barbe éparse. Kante-
mir Balagov, le jeune prodige du cinéma russe,
28 ans, est à l’image de ses films : un mélange
d’énergie et de tendresse. La première dynamise sa réalisa-
tion virtuose, la seconde nourrit ses héroïnes puissantes.
Après Tesnota, une vie à l’étroit en 2017, portrait d’une jeune
femme juive du Caucase qui refuse le mariage imposé par
ses parents, Une grande fille (prix de la mise en scène à Un
certain regard lors du dernier festival de Cannes) chro-
nique l’amitié tourmentée, dans le
Leningrad en ruines de 1945, de deux
anciennes militaires traumatisées par
la guerre. « Les femmes sont les hé-
roïnes de notre temps, assure Kantemir
Balagov. Un homme qui se rebelle finit
toujours par revenir à une certaine
forme de tradition. Les femmes, elles,
font vraiment exploser les cadres. » Son
féminisme se retrouve dans le choix,
audacieux, d’une cheffe opératrice de
24 ans, Kseniya Sereda, à l’expérience limitée, pour super-
viser la photographie d’Une grande fille face à des techni-
ciens chevronnés et volontiers machos.
Lui-même n’a découvert le cinéma qu’à 17 ans, et encore,
sourit-il, « avec des films de pure distraction ». Il a grandi dans
le Caucase à Naltchik, la capitale de la République autonome
de Kabardino-Balkarie, à 1 430 kilomètres au sud de Moscou,
une région déshéritée où le chômage des jeunes atteint des
records. Il a déjà entamé des études d’économie quand le ci-
néaste Alexandre Sokourov (Le Soleil, Faust) ouvre une école
consacrée au septième art au sein de l’université de Naltchik.
Le jeune homme tente sa chance et envoie au grand maître
ombrageux une websérie qu’il a tournée sur son temps libre
et mise en ligne sur YouTube. Sokourov valide sa candida-
ture et l’inscrit directement en troisième année. Kantemir
Balagov va alors rattraper le temps perdu et avaler les films.
Il est conquis autant par la rigueur quasi janséniste de Bres-
son dans Mouchette que par le lyrisme baroque de Kalatozov
(Quand passent les cigognes) ou par le réalisme poétique de
Marcel Carné. A l’école de cinéma, il est aussi séduit par les
nombreux cours consacrés à l’histoire de la littérature russe
et étrangère. Le virus des livres ne l’a pas quitté : si Une
grande fille est l’adaptation très libre de La guerre n’a pas un
visage de femme, le bouleversant recueil de témoignages de
Svetlana Alexievitch sur la Seconde Guerre mondiale en
Union soviétique, le jeune réalisateur explique avoir surtout
trouvé son inspiration dans les nouvelles de Tchekhov.
Malgré ses références culturelles, malgré la présence
d’un mentor aussi pointu que Sokourov, ne dites surtout
pas à Kantemir Balagov qu’il est un cinéaste « intello » : « Le
cinéma est un art de sensations, analyse-t-il. Je ne m’intéresse
pas à ce que pense un personnage, mais à ce qu’il ressent. » Il a
conçu le scénario puis le montage d’Une grande fille pour
provoquer « une cascade d’émotions », avec une scène « par-
ticulièrement secouante dans le premier quart d’heure pour
accrocher les spectateurs » (on vous laisse la terrible sur-
prise), puis une succession de séquences de plus en plus
dramatiques. Il aime désarçonner le public en amenant ses
personnages vers des comportements amoraux, et « parve-
nir à les justifier ». Dans son troisième long métrage, une
chronique de la jeunesse actuelle qui se tournera dans le
Caucase, les hommes auront, pour une fois, le premier rôle.
Kantemir Balagov n’a pas fini de nous surprendre •
À voir
b
Une grande fille,
de Kantemir
Balagov, sortie
le 7 août.
Lire la critique
dans le prochain
numéro.
Télérama 3629 31 / 07 / 19