Les Echos - 30.07.2019

(Sean Pound) #1

« Universal credit. Making work
pay ». C’est ce que proclame un
bandeau collé sur la vitre du Jobcen-
tre Plus de Marylebone, un quartier
huppé de Londres. Cette agence
pour l’emploi reçoit en ce jour de
juillet la visite de la secrétaire d’Etat
française Christelle Dubos, en
voyage d’étude avant la création du
revenu universel d’activité. Au
Royaume-Uni, les prestations socia-
les doivent avantager ceux qui tra-
vaillent, et on le dit, jusque sur la
devanture des accueils sociaux.
Ici, on est à la fois chez l’équivalent
de Pôle emploi et dans une caisse
d’allocations familiales. Les agents,
dispersés en petits îlots dans un
open space où la lumière du jour
perce faiblement, gèrent l’accès des
assurés sociaux au « crédit univer-
sel », une allocation unique touchée,
à ce stade, par 2 millions de person-
nes. Elle regroupe les prestations
chômage, logement, handicap, pau-
vreté et deux crédits d’impôt, qui
ressemblent à notre prime d’activité
et à notre quotient familial. « Je tra-


expliquait le think tank Institute for
Government en 2017.
Les chômeurs bénéficiaires du
crédit universel sont tenus de prou-
ver qu’ils passent 35 heures par
semaine à envoyer des CV, prendre
des rendez-vous ou à se former,
sous peine de perdre leur alloca-
tion. « Nous considérons que cher-
cher un emploi est un emploi à temps
plein », explique Michael Morley.
L’assuré signe d’abord un contrat
d’engagement avec son « work
coach », qui le place soit dans la
catégorie « recherche intensive »,
avec des rendez-vous toutes les
deux semaines, soit « capacités
limitées » (maternité, handicap...).
Puis il consigne les avancées de sa
recherche en temps réel dans un
journal de bord en ligne, partagé
avec son conseiller.
Un système fait pour surveiller et
punir les paresseux? « Nous avons
de la compassion et nous sommes là
pour soutenir nos clients, on ne va pas
les sanctionner si le journal n’est pas
rempli! » proteste une agente. Sur
son écran s’affiche le fil de discus-
sion d’un journal de bord, heure par
heure, avec les entrées de l’assuré,
ses suggestions à elle et les informa-
tions d u centre d e gestion situé à Bel-
fast. « Nous avons 24 heures pour
répondre. Dans certains cas difficiles,
je donne mon numéro de téléphone

vaille depuis trente et un ans dans
cette administration, c’est la meilleure
réforme de l’Etat providence d epuis s a
création. Dans ce pays, nous avons
désormais plus de gens au travail que
nous n’en avons jamais eu »,
s’enthousiasme le directeur des
agences de Londres et de l’Essex,
Michael Morley. Fier de ne plus
gérer « une allocation », mais « un
service, adapté aux besoins du
client », il semble ignorer – ou feint
d’ignorer – la mauvaise réputation
que traîne le crédit universel.

Choc de la mensualisation
Débutée en 2013 sous le gouverne-
ment du conservateur David Came-
ron, la mise en place de la prestation
unique devait s’achever en 2017.
Mais l’échéance a été reportée à


  1. Les débuts ont été chaotiques.
    Il y a d’abord eu des coupes budgétai-
    res, douloureuses. Puis le choc de la
    mensualisation des prestations,
    pour les assurés habitués à toucher
    une aide hebdomadaire. D’autant
    qu’ils ont dû attendre leur première
    allocation six semaines, voire plus.
    « L’effet général a été de plonger des
    gens déjà démunis dans les arriérés,
    l’endettement et, dans certains cas,
    ils se sont retrouvés à la rue. Dans
    d’autres cas, cela a provoqué des per-
    tes d’emploi – l’exact opposé de ce que
    le crédit universel est supposé faire »,


Les débuts laborieux du « crédit universel » britannique


Les agences de recherche
d’emploi du Royaume-Uni
distribuent le « universal
credit », une prestation
unique créée en 2013.
Reportage dans un Job-
centre Plus, à Londres.


paramètre d’une prestation est diffi-
cile à anticiper, y compris pour les
administrations », s’alarment les
rapporteurs. D’où le non-recours,
les indus... et l’illisibilité qui « nuit à
l’objectif d’intéressement à l’activité,
puisque le mécanisme d’incitation a
besoin d’être connu et compris pour
pouvoir fonctionner ».
Les allocations logement sont un
facteur important de fluctuation
des droits. Le barème, jugé « contes-
table » dans le rapport, est dégressif
au-delà d’un certain niveau de
revenu, mais de façon différente
selon l a configuration familiale et le
montant du loyer. Résultat, le tra-
vail paie davantage pour un indi-

vidu vivant au sein d’une famille
nombreuse et paie moins pour
celui qui acquitte un loyer élevé.
Comme personne n’y voit goutte
dans la façon dont les APL sont cal-
culées, cet état de fait se perpétue
sans remise en question.
Ensuite, le gain lié à la reprise
d’activité n’est pas le même selon
que l’on est locataire ou propriétaire.
Ainsi, un célibataire au RSA qui
accepte un emploi payé 0,85 SMIC
va accroître son revenu de 755 euros
par mois s’il possède son logement.
S’il était locataire, il aurait perdu des
allocations logement et n’aurait
donc gagné que 547 euros. Enfin,
dans certaines situations, l’incita-

tion à travailler est carrément nulle.
Soit un couple de locataires : lui est
en fin de droits (ASS), elle voit son
revenu d’activité dépasser 1,15 SMIC.
Dès ce seuil, les allocations loge-
ment déclinent, avant que la prime
d’activité ne prenne le relais. Le cou-
ple perd du revenu disponible et ne
retrouve le niveau antérieur que
lorsqu’e lle est augmentée à 1,4 SMIC.
De la même façon, pour une per-
sonne handicapée (AAH) et loca-
taire, l e revenu disponible sera quasi-
ment identique entre 0,3 et 1,3 SMIC.
S’il est en couple et que son conjoint
travaille, du fait de la double dégres-
sivité de l’AAH et des APL, il progres-
sera à peine entre 0,9 et 1,9 SMIC.n

lLa concertation sur la création du revenu universel d’activité permet de pointer les maux du système actuel.


lAinsi, il n’y a pas toujours un gain financier à la reprise d’un emploi, et les droits fluctuent sans grande lisibilité.


Minima sociaux : un diagnostic sévère

sur les incohérences du système

Solveig Godeluck
@solwii


Combien de subtils équilibres vont
être bouleversés, lorsque, en 2023, le
revenu universel d’activité (RUA)
verra le jour... Mais combien de
déséquilibres aussi pourraient à
l’avenir être résorbés grâce au RUA,
qui regroupera des minima sociaux
(ASS pour les chômeurs en fin de
droits, RSA pour les inactifs, AAH
pour le handicap), les allocations
logement et la prime d’activité. Soit
15 millions de personnes concer-
nées. En mettant en chantier cette
vaste réforme, le gouvernement affi-
che sa volonté de « déboguer » le
système social, dont Emmanuel
Macron avait dit qu’il coûtait « un
pognon de dingue » – entendre : pour
un résultat médiocre.
Montrer les incohérences du sys-
tème actuel, c’est l’objectif de la pre-
mière phase de la concertation qui
s’est o uverte en juin. Le comité natio-
nal du RUA a publié récemment son
diagnostic. Il critique « des différen-
ces de traitement difficiles à justifier »
et « des situations où l’intéressement
au travail, c’est-à-dire le gain effectif d e
revenu pour les personnes qui retrou-
vent un emploi ou travaillent davan-
tage, reste faible ou nul ». Or il faut
que le travail paie, pour que les gens
dépendent moins des aides. C’est
l’obsession d’Emmanuel Macron.


Calcul des droits : un maquis
Premier constat, rien n’est calculé
de la même façon d’une allocation à
l’autre. Les bases ressources qui
déterminent l’éligibilité diffèrent :
ici on prend en compte vos alloca-
tions logement, là vos prestations
pour la garde d’enfant ; la période
de r éférence peut être les douze der-
niers mois, l’année n-2, o u le trimes-
tre écoulé. « Du fait de l’interaction
des prestations entre elles, l’effet glo-
bal sur le revenu disponible des
ménages d’une modification d’un


SOCIAL


« L’objectif du revenu


universel d’activité n’est pas


de faire des économies »


Vous êtes allée à Londres
étudier le « crédit universel ».
Quels enseignements
en tirez-vous pour la mise
en place du revenu universel
d’activité?
Le « universal credit » n’est ni un
épouvantail ni la panacée et je ne
veux pas suivre le modèle britan-
nique, parce que les p restations et
le contexte ne sont p as les mêmes.
De ce voyage, je tire quatre ensei-
gnements. Premièrement, il ne
faut pas se précipiter. En Angle-
terre, le calendrier a été trop
ambitieux et le travail de mise en
place sous-estimé. L’objectif en
2013 était de 7 millions de person-
nes dans le nouveau système dès
2017, mais i l n’y en a que 2 millions
aujourd’hui. Deuxièmement, pas
d’économies! Les Anglais ont
réduit les dépenses de 2 milliards
de livres en réformant. Or, l’objec-
tif du revenu universel d’activité
n’est pas de faire des économies
sur la dépense sociale. Troisiè-
mement, le renforcement de
l’accompagnement vers l’emploi
se fait dans de bonnes conditions,
et cela semble fonctionner. Qua-
trièmement, notre méthode, celle
de la concertation, est la bonne.
Outre-Manche, ce travail n’a pas
été fait en amont ; il a fallu l’initier
quand les problèmes sont appa-
rus. Nous le faisons dès le départ.

Qu’avez-vous vu, en tant
que travailleur social, que
vous voudriez absolument
changer?
Ma conviction en tant que tra-
vailleur social, c’est qu’on sort
aussi de la pauvreté par le travail.
Pas dans toutes les situations, il
faut nuancer, notamment pour
les personnes en situation de han-
dicap, mais c’est un élément qui
compte. Or le système ne prend
pas assez en compte la situation
de chaque personne. Si elles doi-

vent pousser dix portes, redire
leurs difficultés à chaque fois, elles
abandonneront ; je l’ai trop vu.
Elles ne retrouveront pas de tra-
vail si les acteurs de l’insertion ne
se coordonnent pas. Une nouvelle
concertation va donc s’ouvrir en
septembre, avec pour but de créer
un véritable service public de
l’insertion, parce qu’il ne peut y
avoir de réforme des aides socia-
les sans réforme de l’insertion.

Si le budget reste constant,
du fait des redistributions
opérées, il y aura
de nombreux perdants.
Le gouvernement compte-t-il
débloquer des moyens
supplémentaires pour
amortir le choc?
Nous créons le revenu universel
d’activité pour lutter contre la
pauvreté. Ni Agnès Buzyn ni moi
ne porterons une réforme qui
pénalisera les plus vulnérables.
Mais je ne veux brûler aucune
étape et nous en avons encore
quatre dans la concertation : les
objectifs, le périmètre, le parcours
de l’allocataire, la gouvernance et
le financement. C’est à la concer-
tation de définir les contours du
revenu universel d’activité dont
nous avons besoin, puis à nous,
gouvernement, de prendre les
arbitrages qui s’imposent pour le
mettre en œuvre. Et je suis déter-
minée à aller jusqu’au bout.


  • Propos recueillis par S. G.


a
L’ intégralité de l’interview
sur lesechos.fr

CHRISTELLE DUBOS
Secrétaire d’Etat
auprès de la minis-
tre des Solidarités
et de la Santé

direct », explique-t-elle. Ce « client »
a ainsi touché 764 livres ce mois,
dont 466 livres d’aide au logement.
Vingt livres sont soustraites pour
rembourser l’avance offerte lors de
la demande. Le parcours est p erson-
nalisé. « Quand une personne ne
parle pas bien anglais, on peut lui
payer des cours au City of Westmins-
ter College, ainsi que le transport pour
s’y rendre », poursuit la jeune
femme.

Les agents comme elle ont dû se
former à de nouveaux métiers. Le
Jobcentre Plus a aussi p assé des p ar-
tenariats avec des associations spé-
cialisées, par exemple pour aider les
SDF à trouver un logement.
Avec le « universal credit », qui
succède à un système archaïque, le
but est d’embrasser l’ensemble des
aides à la personne. Une étreinte
ambivalente, qui doit encore
démontrer ses bienfaits.
—S. G. (à Londres)

Le crédit universel
regroupe les
prestations chômage,
logement, handicap,
pauvreté ainsi que
deux crédits d’impôt.

FRANCE


Mardi 30 juillet 2019Les Echos

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