Libération - 01.08.2019

(Barry) #1

publique», sont des bâtiments délabrés si-
tués, en réalité, dans des zones abandonnées
par l’Etat. On peut y voir de la ruine et, pour-
tant, on ne le fait pas. Pourquoi? Parce qu’il
y a un certain standing du vestige. C’est le
premier niveau d’analyse.
Qu’en est-il du second niveau, les images
de Notre-Dame en ruine?
Elles sont de l’ordre du déjà-vu. Notre-Dame
enfeuestuneénièmeimagedefindumonde.
Elleadéjàbrûlécentfoisdanslecinémacatas-
tropheetpost-apocalyptiquedesdernièresdé-
cennies, et si ce n’est elle, ce sont ses sœurs.
Les longs métragesArmageddon(1998)et In-
dependence Day: Resurgence(2016) représen-
tent la tour Eiffel effondrée, les films de zom-
bies montrent tous des centres-villes vides,
détruits... En fait, depuis l’émergence dans les
années90d’unefascinationpourlaruinecon-
temporaine, notre goût pour elle ne tarit pas.
Elleestdevenueunobjetd’amourcollectif.En
témoigne aussi le travail des explorateurs ur-
bains, notre passion pour le mobilier indus-
triel, le succès de la nouvelle sérieChernobyl
sur HBO (2019) qui retrace l’histoire de cette
catastrophe nucléaire. Il y a aussi l’île fantôme
japonaise de Hashima, où ont eu lieu des cri-
mespendant la Seconde Guerre mondiale, re-
présentée dans l’un des derniers James Bond,
Skyfall, uencorelelivredephotographieo The
Ruins of Detroit, ’Yves Marchand et Romaind
Meffre (Steidl, 2010). La ruine est partout et
touche tout le monde. Elle est trans-classe.
Quel est le sens de cette surabondance de
produits culturels dédiés au délabre-
ment?
Elle confirme le diagnostic du postmoder-
nisme tel que Fredric Jameson, figure incon-
tournable de la théorie critique et du
marxisme, l’a pensé. Dans les années 90, il fait
le constat suivant: la culture, c’est ce que nous
consommons. Et le capitalisme culturel a at-
teint un tel niveau de dilatation que tout lui
appartient. Il n’y a plus de marge. J’ai écrit ce
livre pour tenter de répondre à la question:
«Où en est-on aujourd’hui par rapport aux
énoncés de Jameson?». Et cette réflexion m’a
amenée à avancer la théorie selon laquelle ce
n’est pas seulement que la culture est tout,
comme il le pensait, c’est qu’elle est devenue
son propre objet. Je nomme ce phénomène
la «culture saturée». Si Notre-Damecomme
monument en ruine st distincte des repré-e
sentations de Notre-Dameen ruine, les deux
ne font pas que coexister, elles deviennent in-
dissociables. Cette obésité de la culture dont
Jameson parlait a provoqué une forme d’auto-
phagie. Ou encore, pour reprendre l’exemple
de Detroit, on ne regarde pas la ville en soi, on
la perçoit telle que le cinéma ou la photogra-
phie la met en scène. Or, dans le livre
The Ruins of Detroit,les lieux ont été volontai-
rement représentés dépeuplés, ce qui permet
de la rendre esthétique. C’est la condition
d’une ruine hyperphotogénique, hyper-
brillante, très léchée, très belle qu’on con-
somme collectivement et qui vient correspon-
dre à notre idée de la beauté.
Que cache cette esthétique de la ruine ar-
tificielle?
Cefauxvideesthétiquemasqueuneréalitéso-
ciale. A Detroit, c’est l’abandon de l’Etat, la mi-
sère, la violence, les émeutes raciales des an-
nées 0. En un mot, la ruine cache le 6
bidonville. Aujourd’hui, dans le centre de la
ville américaine, la mortalité infantile est au


niveau de celle du Sri Lanka. Mais,
bien sûr, cela n’apparaît pas sur les
photos d’Yves Marchand et Ro-
main Meffre, puisque dans leur li-
vre la ville a été vidée de ses habi-
tants. Donc là, la ruine, en tant
qu’objet«fake», ccupe une fonc-o
tion idéologique majeure: refouler
un passé qui a donné lieu à une
réalité sociale dont on se lave les
mains. Une logique similaire est à
l’œuvre dans le vintage qu’affec-
tionnent les hipsters. Le petit ate-
lier de centre-ville reconverti de fa-
çonfake n café vintage viente
titiller une nostalgie ambiguë, qui
n’exprime pas tant le rêve des
solidarités ouvrières que le désir de
leur disparition.
A travers les âges, les images de ruines
ont-elles toujours eu le même sens?
Laruineaplusieursfoischangédestatutetn’a
pas toujours été corrélée à l’histoire parce que
l’histoire elle-même n’a pas toujours été telle
que nous la pensons aujourd’hui. La ruine an-
tique, que la Renaissance, puis le XVIIIe iècles
consacrent, renvoie vers un passé idéal, sym-

bole d’accomplissement politique
et artistique. Elle devient un motif
esthétique qui, traversant les siè-
cles, efface le Moyen Age. Cette
catégorie de vestiges-là est noble:
palais, tombeaux somptueux,
monumentspublics,rappellel’En-
cyclopédie e 1765. La ruine con-d
temporaine, celle devenue objet
d’amour dans les années 90, elle,
est tout l’inverse. Non seulement
il s’agit de lieux triviaux, mais
ceux-ci sont truffés d’objets du
quotidien. Autre différence, dans
lesimagesderuinesantiques,lors-
quel’historienspécialistedel’Anti-
quité Max von Oppenheim photo-
graphie des vestiges syriens au
XIXe iècle, il peut éprouver son époque à tra-s
vers la distance historique qui se trouve entre
lui et ces vestiges.Ce n’est pas possible en ce
qui concerne la ruine contemporaine car elle
renvoie aux limbes d’une époque encore pro-
che et dont on n’a pas encore extrait de savoir.
Cela signifie-t-il que les ruines contem-
poraines ont un rapport spécifique à
l’histoire?

En effet, elles ne sont plus de l’ordre du tem-
porel. Spontanément, quand on commence
à y réfléchir, on croit qu’elles permettent de
penserl’histoire.Enréalité,laruinerévèleune
panne de l’historicité qui peut s’exprimer de
plusieurs manières. J’ai évoquéSkyfallet l’île
de Hashima. Non seulement elle a été recons-
truite en studio mais en plus on y a ajouté une
statue soviétique effondrée qui n’existe pas.
Certes, le film fait partie d’une saga hors du
temps, dans laquelle James Bond réaffirme sa
force de mâle vieillissant mais indomptable.
Le long métrage prend la forme d’une sorte de
fantasme viriliste d’un Occident en perte de
vitesse, rêvant de restaurer sa puissance. Pour
moi, cela pose la question de la nostalgie
comme affect réactionnaire. Quant à la série
Chernobyl, es images devraient nous glacerc
d’horreur. Mais nous les regardons avec une
passion folle qui nous empêche d’accéder au
savoirpolitiquenécessairepournousdérouter
au sens propre, c’est-à-dire nous faire changer
de route. Ces deux productions culturelles
montrent que si nous sommes passionnés par
l’histoire,cela va de pair avec une absence de
penséedecelle-ci,uneoblitérationdenospro-
pres conditions de possibilité historiques.•

DIANE SCOTT
RUINE.
INVENTION
D’UN OBJET
CRITIQUE
Ed. Amsterdam,
176pp., 14€.

L'ŒIL DE WILLEM


Libération Jeudi 1 erAoût 2019 http://www.liberation.fr f acebook.com/liberation f t @libe u 21

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