GEO Histoire - 04.2019 - 05.2019

(Tina Meador) #1

LA PREMIÈRE VILLE-MONDE DE L’HUMANITÉ»


Rome !» Pour justifier la conquête
des Gaules, César a beaucoup
joué sur ce souvenir collectif.

Pourquoi, durant toute la période
républicaine, ceux qui ont
exercé le pouvoir ont-ils cherché
à inscrire leur empreinte dans
les monuments de la ville?
On peut l’expliquer par la struc-
ture sociopolitique et par le fonc-
tionnement même de cette dé-
mocratie, avec un peuple romain
exerçant son droit de vote sur les
candidatures aux magistratures,
et notamment sur la fonction de
consul. Etre consul à Rome re-
vient à détenir tous les pouvoirs
pendant un an : un décalque
transposé et adapté de l’ancienne
fonction royale.
Durant les 500 ans de la période
républicaine, sur une liste d’envi-
ron 1 300 dirigeants de l’Etat ro-
main, on retrouve toujours les
noms des mêmes familles de l’élite
nobiliaire. Ces gens-là, qui repré-
sentent une petite couche de la
population et qui disposent de
moyens conséquents, n’ont qu’une
obsession : disposer d’un com-
mandement militaire, partir à la
conquête de territoires et espérer
un jour obtenir le «triomphe», une
forme d’apothéose terrestre qui
permettra d’asseoir leur légitimité.
Pendant une journée entière, après
une victoire, son bénéficiaire est
associé à Jupiter et en transmet la
gloire sur toute sa famille pour des
générations. Dès le IVe siècle av.
J.-C., le souvenir de chaque triom-
phe est pérennisé par la construc-
tion d’un monument, permettant

s’entassent, dorment sous les por-
tiques... C’est une ville grouillante
de monde qui devait ressembler
un peu aux actuelles villes du
sous-continent indien comme
Bombay. Mais vous avez raison :
Rome est devenue pour les Ro-
mains non seulement le lieu
concret où ils vivent, mais aussi
une sorte d’espace mental où leur
histoire se déploie.
Prenez la bataille de Pharsale
(9 août 48 av. J.-C.) : à la tête de
dizaines de milliers de soldats,
Pompée et César, sont à la veille
d’un combat qui va les départa-
ger dans une guerre civile impi-
toyable. Chacun des deux joue
sa vie... et chacun des deux pense
à Rome. Pompée donne un mot
d’ordre à ses soldats, qui fait allu-
sion au théâtre qu’il a construit.
Quant à César, il évoque le temple
de Vénus du nouveau Forum qu’il
a créé. Pour les deux rivaux, Rome
constitue une forme de «trans-
cendance terrestre», l’espace dans
lequel ils atteindront l’éternité :
selon l’idéologie antique, lors-
qu’on passe le long d’une tombe
ou d’un monument et qu’on lit le
nom du mort, on le fait symboli-
quement revivre. Bien avant
qu’Auguste ne fonde officielle-
ment l’empire en 27 av. J.-C., l’im-
périalisme était déjà à la base de
l’urbanisme de Rome.

Est-ce que la Rome d’Auguste
a fixé l’apparence que
la ville aura sous l’empire?
Oui. Octave, qui n’était pas encore
devenu l’empereur Auguste, a
fait restaurer, vers 30 av. J.-C.,
84 temples en une année! Il avait
une puissance urbanistique que
personne, pas même son père
adoptif César, n’avait eue avant
lui, et il sera celui qui donnera à
l’urbs, à la ville de Rome, une
configuration qu’elle gardera en-
suite pendant des siècles. C
PROPOS RECUEILLIS PAR
FRÉDÉRIC GRANIER ET DAVID PEYRAT

d’augmenter la laus (mérite) et la
gloria (gloire) non seulement de
l’individu, consul ou proconsul,
mais de sa gens (clan). On assiste
donc durant toute cette période
à une compétition implacable
entre les membres de cette élite
pour obtenir ce triplé : victoire
militaire-triomphe-cons truction
d’un temple. L’évolution de l’ur-
banisme à Rome, avec tout ce
qu’elle a d’anarchique, dépend
ainsi de cet esprit de conquête qui
caractérise la communauté répu-
blicaine. Victoire après victoire,
les Romains ont inscrit le dérou-
lement de leur destin dans l’es-
pace de la cité, devenue pour eux
un mémorial de pierre.

Ces stigmates que porte Rome,
les traces des conquêtes et
des victoires, est-ce la raison
pour laquelle on peut la qualifier
de première «ville-monde»?
Elle le devient avant tout à par-
tir du moment où elle conquiert
l’Orient, le monde grec, ce que
nous appellerions aujourd’hui
les Balkans. A partir du IIe siècle
avant notre ère, lorsque Carthage
et Corinthe sont détruites, Rome
est une ville sans aucune rivale
possible, la première métropole
universelle. Toutes les élites, tous
les intellectuels des contrées sou-
mises à Rome envoient des repré-
sentants vers le Tibre, puisque
Rome est désormais le centre du
monde. Mais elle est aussi surpeu-
plée. Il faut supposer des condi-
tions de vie assez éprouvantes
pour les catégories modestes de
la population, avec des gens qui

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