Investir, le Journal des Finances / N° 2377 / 27 juillet 2019
PLACEMENTS / 23
SÉRIE DE L'ÉTÉ
T
out commence aux halles de
Paris le 1
er
mars 1382 : un collec-
teur d’impôt réclame à une mar-
chande de cresson la taxe sur les
tractations (une TVA avant l’heure) qui
vient d’être rétablie en catimini. La vieille
femme refuse. Un attroupement se forme,
massacre le « percepteur », et bientôt une
foule de 4.000 insurgés gagne l’hôtel de
ville, place de Grève, où elle s’empare de
plusieurs milliers de maillets de plomb
entreposés là pour le cas où la ville serait
attaquée par les Anglais. D’où le nom de
« maillotin » donné aux émeutiers, qui ont
une seule revendication, mais énorme,
presque mythique : l’abolition de tous les
impôts royaux, directs et indirects. Le
même rêve les habite : la mort du fisc.
Il faut dire que le roi lui-même avait
nourri cette folle espérance : à la veille
de sa mort, en 1380, Charles V avait fait
crier sous le porche de toutes les églises
du royaume la suppression des « foua-
ges », l’impôt direct qu’il avait lui-même
créé et qui frappait les ménages (les
« feux »). Mais ce n’est pas seulement des
fouages que le peuple entend être déli-
vré, c’est de tous les impôts royaux qu’il
entend l’être. Il demande que l’on
revienne au bon temps de Louis IX
(Saint Louis), lorsqu’il n’y avait pas
d’impôts permanents et que le roi vivait
des seuls revenus de son domaine.
Mais le geste de Charles V constitue un
cadeau empoisonné pour ses quatre frè-
res, les ducs, qui cogouvernent le pays
avec son fils Charles VI, qui n’a que
14 ans lors de son couronnement en
- Durant les dernières années, une
grande partie du royaume a été reprise
aux Anglais, mais la guerre de Cent Ans
est loin d’être terminée : elle durera
encore cinquante ans! Et le « gouverne-
ment des ducs » est vite contraint de
rétablir les impôts.
LA CHASSE AUX JUIFS
ET AUX RICHES
Mais comment l’annoncer aux Parisiens
sans qu’ils se soulèvent? Les ducs recou-
rent à un subterfuge. Le 28 février 1382,
les crieurs annoncent à tous les carre-
fours de Paris que l’on vient de voler la
vaisselle d’or et d’argent du roi. La nou-
velle est extraordinaire, les Parisiens ne
parlent que de cela. Dans le brouhaha qui
s’ensuit, les crieurs peuvent ajouter que,
dès le lendemain, sera levée une nouvelle
taxe sur les ventes au détail. Personne n’y
prête attention. Le pouvoir royal croit
l’affaire dans le sac. Mais encore faut-il
passer à l’action. Le 1
er
mars, donc, les
percepteurs se présentent aux halles.
L’un d’eux veut taxer une vieille mar-
chande de cresson. C’est l’insurrection et
le début de grands désordres dans tout le
royaume avec, dans la plupart des gran-
des villes, des émeutes contre les impôts :
Amiens, Saint-Quentin, Orléans, Mantes,
Reims, Laon, Soissons, Rouen et, surtout,
Paris.
Dans la capitale, en effet, l’émeute
déborde rapidement les halles et gagne
toute la ville. Les insurgés occupent les
ponts, ferment les portes de la cité et
tendent des chaînes dans les rues. Les
maisons des prêteurs sur gage, des finan-
ciers collecteurs d’impôts, des officiers
royaux sont pillées et même incendiées.
Comme d’habitude, on s’en prend aux
juifs, dont près d’une vingtaine sont égor-
gés. De la guerre au fisc, les maillotins
passent à la chasse aux riches, dont les
beaux hôtels particu-
liers de la rive droite
partent en fumée.
Mais ce glissement à la
guerre des classes
perdra les insurgés. Les
bourgeois s’alarment :
ils étaient d’accord
pour qu’on s’en prenne
aux agents du fisc, mais
pas à leurs biens. Ils prennent contact avec
le gouvernement des ducs, qui, de son
côté, redoute une contagion de la révolte
fiscale à la province. Le 13 mars, un accord
est conclu : le roi promet le retour au sys-
tème financier de Louis IX et accorde
l’amnistie générale, à l’exception
de 40 meneurs.
La répression peut com-
mencer. En trois jours,
17 maillotins sont déca-
pités ou pendus. On
doit même embau-
cher deux bour-
reaux
supplémentaires.
Mais, bientôt,
comme le peuple
parisien com-
mence à s’émou-
voir de tout ce
sang versé, les
exécutions sont
suspendues. Du
moins officiellement
car, la nuit, des maillo-
tins, enfermés dans des
sacs, sont noyés dans la
Seine. « Souvent, on en pre-
nait et les jetait-on en la
rivière », écrit le chroniqueur
Juvénal des Ursins.
Un calme (précaire)
étant rétabli à Paris,
le pouvoir royal
peut s’occuper
de Rouen,
où une révolte fiscale
a v a i t é c l a t é l e
24 février à la suite
d’une augmentation
des impôts à la charge
des Etats de Norman-
die. Une révolte d’un
jour, mais particulière-
ment violente. Les
insurgés, avec à leur
tête les ouvriers de la draperie, s’en pren-
nent aux représentants du pouvoir royal
présents dans la ville et à tous les finan-
ciers qui ont tiré profit de la collecte des
impôts. Là aussi, les demeures des riches
sont pillées et saccagées. La cathédrale
et l’abbaye de Saint-Ouen ne sont
pas épargnées. Et on compte
plusieurs victimes.
UNE RÉPRESSION
FÉROCE
Comment le pouvoir
royal va-t-il prendre
la chose? Certes,
l’insurrection a été
rapidement maî-
trisée, mais le roi a
été défié et ses
représentants
molestés. Aussi
lorsque, le 23 mars,
Charles VI appro-
che de Rouen, une
députation de bour-
geois va à sa rencontre
implorer son pardon.
La réponse est glaçante :
« Le roi ira à Rouen. Il saura
qui a mangé le lard. »
De fait, la ville paie durement une
journée de folie. Les cloches
sont enlevées du beffroi,
les têtes de six insur-
gés, décapités
avant même
« 1382. La guerre dure depuis près
de cinquante ans. Le pays est exsangue.
Le Trésor royal est vide. Des impôts
nouveaux sont levés, les halles de Paris
se soulèvent, des villes de province
suivent... »
l’arrivée du roi, se balancent au-dessus de
la porte de Martainville, dont les vantaux
sont renversés sur le sol. Charles VI peut
entrer à Rouen comme dans une ville con-
quise. La Commune de Rouen est abolie et
la ville est désormais administrée par un
bailli royal. Une très grosse amende – une
sorte d’impôt exceptionnel – est imposée
aux habitants, tandis que les Etats de Nor-
mandie, réunis en catastrophe, doivent
promettre au roi de lever de nouvelles
taxes sur les transactions commerciales,
le sel et les boissons.
Rouen sous contrôle, reste à châtier la ville
de Gand (aujourd’hui en Belgique), en
insurrection contre le comte de Flandre. Il
ne s’agit pas là d’une révolte fiscale, mais le
roi de France sait que, si les Gantois
l’emportent sur leur monarque, l’exemple
sera contagieux pour les villes françaises
en guerre contre le fisc. Aussi, à
l’automne 1382, l’armée royale vole au
secours du comte. Le 27 novembre, elle
écrase les Gantois à Roosebeke, au sud de
Bruges. C’est un massacre. Les blessés
sont achevés au couteau, et leurs corps
sont laissés aux chiens et aux rapaces ;
25.000 Flamands sont tués.
L’avertissement aux villes françaises, à
commencer par Paris, est sans ambiguïté :
voilà ce qu’il arrive à ceux qui contestent
le pouvoir monarchique. Et, quand le roi
revient dans sa capitale, le 11 janvier 1383,
il se comporte là aussi en conquérant. Il
renvoie la délégation de bourgeois venus
l’accueillir, fait abattre les vantaux de la
porte Saint-Denis, ordonne d’enlever les
chaînes des rues et installe des garnisons
dans les endroits stratégiques.
LA FISCALITÉ PERMANENTE
NAÎT DANS LE SANG
Surtout, le roi et les ducs, qui n’ont rien
oublié, relancent la chasse aux maillotins.
Durant tout l’hiver, la répression perma-
nente reprend avec des exécutions, des
emprisonnements et des bannissements
avec confiscation des biens. Trois anciens
meneurs sont pendus dès le 12 janvier ;
plusieurs dizaines de Parisiens sont pen-
dus ou décapités ; 300 bourgeois sont
emprisonnés, dont de nombreux hom-
mes de loi. Ceux qui ont fui la ville sont
bannis et frappés d’amendes supérieures
à leurs biens.
Enfin, une lourde amende frappe la ville
et, le 1
er
février 1383, les Parisiens com-
prennent qu’ils se sont battus pour rien :
une « aide » (un impôt indirect) frappe
toutes les marchandises, en particulier le
vin et le sel. Pis, l’impôt direct de l’époque,
le fouage, que Charles V avait supprimé
sur son lit de mort, en 1380, est rétabli.
Ainsi, le bilan des révoltes fiscales des
maillotins, Rouennais et autres ennemis
du fisc à la fin du XIV
e
siècle est totale-
ment négatif. Historiquement, elles peu-
vent être lues comme un sursaut
désespéré des contribuables en faveur du
retour au système fiscal de Louis IX et
contre l’installation d’une fiscalité perma-
nente. Un sursaut au sens propre réac-
tionnaire, puisqu’il se heurte à l’évolution
des structures de l’Etat et des techniques
militaires, qui exigent de plus en plus des
ressources financières régulières et, donc,
des impôts permanents.
Sources : J. Favier, La Guerre de Cent Ans ;
F. Hincker, Les Français devant l’impôt
sous l’Ancien Régime ; E. Lavisse, Histoire
de France T.4 ; G. Valance, Histoire du
franc.
La rébellion des Parisiens
ou des... maillotins
Retour de Charles VI à Paris après
la révolte des maillotins.
7
2
par
Georges
Valance
Révolte des maillets ou maillotins,
enluminure d’une chronique
française anonyme,
Bibliothèque municipale de
Besançon, XVe siècle.