Monde-Mag - 2019-07-27

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SAMEDI 27 JUILLET 2019 | 21


Pour les 75 ans du « Monde », l’avocat tunisien,
ancien président de la Ligue tunisienne des droits
de l’homme, raconte sa relation au journal.

J’ai commencé très jeune à lire Le
Monde. C’était à la fin des années 1960,
j’étais au lycée de Kairouan. Mon père, un
lettré, était un féru de journaux. Très
jeune, il m’apprenait à reconnaître dans
la presse locale les photos de Habib Bour-
guiba [président de 1957 à 1987] ou les per-
sonnalités du parti Néo-Destour. Adoles-
cent, je n’avais souvent pas le sou pour
acheter Le Monde, alors je l’empruntais à
un certain Belgacem, qui était le seul ven-
deur de journaux de Kairouan qui diffu-
sait la presse étrangère.
Etudiant en droit à Tunis, j’ai continué à
lire Le Monde. Je le dévorais surtout pour
les informations internationales. Il y avait
aussi « Le Monde des livres ». Pour ma gé-
nération, c’était un supplément très im-
portant, il passait de main en main. Il fal-
lait absolument être à la page, connaître
les livres qui sortaient à Paris. Les exem-
plaires s’empilaient dans ma chambre
d’étudiant. J’ai ensuite refourgué la collec-
tion à un oncle à Sousse, qui l’a entrepo-
sée dans sa buanderie.

Militant de gauche
Par la suite, le journal n’a cessé de m’ac-
compagner. Militant de gauche impliqué
dans les mouvements étudiants au début
des années 1970, j’ai été exclu de l’univer-
sité. Je suis devenu journaliste au quoti-
dien francophone La Presse puis au jour-
nal arabophone Assabah, où je traduisais
les articles du Monde en arabe. En ces an-
nées, le correspondant du journal à Tu-
nis, Michel Deuré, était une personnalité
importante du paysage politique et mé-
diatique tunisien. Son domicile était un
espace de rencontres et de discussions
très fréquenté. Bien qu’il fût plutôt mo-
déré, il a fini par agacer le pouvoir, qui l’a
poussé au départ. A cette époque, j’étais
devenu avocat car j’avais pu reprendre
mes études de droit.
Après le départ de Michel Deuré, la Tu-
nisie a été couverte de Paris par Catherine
Simon puis Jean-Pierre Tuquoi, Florence
Beaugé et Isabelle Mandraud. Le Monde
était interdit à intervalles réguliers. Il y
avait une cellule à l’ambassade de Tunisie
à Paris qui lisait le journal dès sa sortie
dans les kiosques et alertait Tunis en cas
d’article jugé déplaisant pour le régime.
Dans les années 2000, j’étais président
de la Ligue tunisienne des droits de
l’homme (LTDH). La surveillance de la po-
lice de Ben Ali [président de 1987 à 2011]
était très sévère. Quand Florence Beaugé
venait à Tunis, elle était suivie d’une es-
couade de policiers. Comme j’avais, moi
aussi, mon escorte en qualité d’opposant,
cela faisait beaucoup de monde quand
nous nous rencontrions.
Un jour, elle m’avait envoyé par mail le
texte d’un entretien qu’elle avait fait avec
moi. Compte tenu de la sensibilité du su-
jet, elle voulait que je jette un coup d’œil
avant que l’article ne paraisse. Or une ré-
ponse lui est parvenue avec des annota-
tions à caractère pornographique.
L’échange avait été intercepté par la po-
lice politique, qui avait ainsi souillé la co-
pie pour me discréditer. Florence a bien
sûr compris la manipulation. C’était habi-
tuel à l’époque. Pendant toutes ces années
de la dictature, Le Monde a accompagné
l’opposition tunisienne en relayant nos
informations sur les violations des droits
de l’homme. Le moindre entrefilet pou-
vait avoir un énorme impact.p
propos recueillis par
frédéric bobin (tunis, correspondant)

Prochain article Martin Hirsch

« LE MONDE » ET MOI


MOKHTAR TRIFI


« IL A ACCOMPAGNÉ


L’OPPOSITION


TUNISIENNE »


Saint-Oronce, cœur de Lecce


PL ACES D’ITALIE 5 | 6 Du nord au sud, des grandes villes aux plus petites, les places


italiennes racontent le pays dans toute sa richesse et toute sa complexité.


Aujourd’hui, la place de la capitale artistique de l’extrême sud de l’Italie


lecce (italie) - envoyé spécial

A


Lecce, l’heure de midi n’est
pas annoncée par le son des
cloches, mais par les vocali-
ses veloutées de Tito Schipa
(1888-1965), ténor vedette natif de la
ville, diffusées chaque jour à plein tube
par les haut-parleurs de la place Saint-
Oronce. Quelques mesures d’opéra
sous le soleil écrasant du Mezzogiorno,
cela suffit à comprendre que la capitale
artistique du Salento, l’extrême sud de
l’Italie, se vit en théâtre à ciel ouvert.
Sur cette place, le baroque, intime-
ment associé à cette élégante cité de
90 000 habitants, prend son sens litté-
ral. On y trouve éparpillés – entre autres
trésors – une loggia accolée à une église
vénitienne, une horloge géante en
bronze, quelques palais Renaissance
couleur rosée, un olivier, deux bâtisses
du pur style fasciste, et un quart d’am-
phithéâtre romain à demi enterré.
Le « salon de Lecce », comme est sur-
nommée la place Saint-Oronce, n’est
pas une pièce confortable et bien te-
nue, plutôt un agencement à la géo-
métrie biscornue, un vaste millefeuille
d’époques et de styles, où le prome-
neur égaré dans les ruelles alentour
débouchera infailliblement, comme
attiré par l’aura du saint patron. Voilà
bientôt trois cents ans que sa statue est
postée sur sa colonne, à 29 mètres d’al-
titude. Histoire et légende s’entremê-
lent dans la biographie de l’intéressé.
Bien que né au début de l’ère chré-
tienne, il aurait, dit-on, accompli un
miracle pour sauver la région d’une
épidémie de peste au Moyen Age.
Mais la vigie du protecteur du Sa-
lento est vide aujourd’hui. Oronce,
vert-de-gris, maculé de rouille et cra-
quelé de toutes parts, fut descendu en
janvier de son perchoir afin de procé-
der au diagnostic minutieux de sa dé-
composition. Assez pour déboussoler
les Leccesi, qui se pressent au chevet
du moribond, temporairement dé-
posé dans une salle de la mairie.
Si Oronce pouvait parler, sans doute
serait-il intarissable, tant les boulever-
sements de sa piazza font écho à ceux
de la ville entière. Au premier rang
desquels le chamboule-tout immobi-
lier mis en œuvre par le podestat fas-
ciste au cours des années 1930, trans-
formant la place alors dite dei mercanti
(« des marchands ») en ce « salon » plus
aéré que l’on arpente de nos jours.

Pour retisser le fil de l’histoire, il faut
toquer à la porte de la boutique de pe-
lotes de laine tenue par Gianni Bi-
nucci, 72 ans, dont 42 derrière son
comptoir. Celui que l’on surnomme ici
« le Cicéron de Lecce » est un truculent
conteur au savoir encyclopédique,
connu pour ses visites nocturnes ré-
servées aux initiés.
Tandis qu’il longe l’amphithéâtre,
Gianni Binucci rappelle comment,
après-guerre, le cœur battant de Lecce
fut l’étape incontournable des discours
des ténors politiques nationaux (En-
rico Berlinguer, Aldo Moro et surtout
Giorgio Almirante, plus fougueux que
jamais devant cette ville acquise à la
droite...), mais aussi la scène des tours
de chant des seigneurs du hit-parade
(Domenico Modugno, Ricchi e Poveri,
ou encore le crooner Al Bano, enfant de
la région...). « La place a toujours été le
point de rendez-vous des habitants, ob-
serve le conteur. Même si, pour des rai-
sons budgétaires ou de contraintes liées
à la sécurité, il y a petit à petit moins
d’événements festifs de grande ampleur
que par le passé. »

« Une valeur identitaire »
Cette place « civique », par opposition à
celle du Duomo, à Milan, assume tout
de même sa part de religiosité. L’arche-
vêque de Lecce, Michele Seccia, con-
vient que saint Oronce a désormais
« une valeur identitaire » qui touche au-
delà des croyants. « Les gens me sem-
blent plus attachés que jamais à leur
saint depuis que la statue a été retirée »,
constate l’homme d’église.
Chaque fin août, lors des trois jours
de fêtes patronales, la place s’emplit
d’une ferveur fébrile, quand une sculp-
ture du saint est portée en majesté par
des costauds aux mains gantées de
blanc. Un seul moment fort peut soute-
nir la comparaison : lorsque, saturée
des effluves âcres des fumigènes jau-
nes et rouges, elle est envahie par les ti-
fosi célébrant la promotion de
l’US Lecce, le club local de football.
Ses propres rites païens, la place
Saint-Oronce les accomplit au quoti-
dien, dès que viennent les beaux jours.
Presque vide le matin (à part les terras-
ses des cafés – Cin Cin d’un côté, Alvino
de l’autre), elle voit ensuite déambuler
des cohortes de touristes à la peau rô-
tie et aux yeux tournés vers les façades
de pierre couleur miel, avant que le so-
leil décline et que chaque génération
prenne son poste.

Les anciens, à 18 heures, s’assoient
sur le rebord de la loggia et de l’amphi-
théâtre pour de longues palabres. Les
familles les croiseront lors de la passeg-
giata, cette douce promenade où cris-
sent les poussettes et coulent les glaces.
Viendra ensuite le tour des jeunes, en
vadrouille jusqu’aux petites heures,
décidés à faire honneur à la réputée
« movida » de cette ville étudiante. Ils
prendront garde, même éméchés, de
ne jamais piétiner la mosaïque de la
louve qui orne le parterre au bas de la
colonne, sous peine de mauvaise for-
tune aux examens. Mais c’est bien la
politique qui agite la place civique, où
trône aussi la mairie. Sant’Oronzo, ce
ring baroque, a vu tant de challengers
et de tenants du titre venir se frotter
aux réactions passionnées de l’agora...
La dernière grande bataille s’est tenue
le 21 mai. Dans le rôle du champion, le
vice-premier ministre Matteo Salvini,
venu faire étape dans son « tour » du
Sud avant les élections européennes. Le
ténor de la Ligue en visite à Lecce pour-
rait sonner comme une provocation,
tant le mépris envers les terroni (« culs-
terreux ») a longtemps constitué le
fonds de commerce d’un mouvement
souhaitant originellement s’affranchir
d’un Sud perçu comme un boulet éco-
nomique. Or, désormais, la rengaine
antimigrants et le soutien aux classes
populaires du Mezzogiorno assurent
au parti né sur les rives du Pô un appui
solide dans le talon de la Botte.
Ce jour-là, la piazza s’est divisée en
deux, comme le symbole d’un pays
fracturé. Dans le coin sud, agglutinés
autour de la scène, les supporteurs du
capitano Salvini, venus se ragaillardir
de ses harangues avant de repartir
avec un selfie en poche. De l’autre côté
d’un no man’s land encadré par les for-
ces de l’ordre, le peuple frondeur, ac-
cueillant le Milanais au son des sifflets
et des chants hostiles.

Mario Spagnolo, secouriste de son
état et coordonnateur de la Ligue à
Lecce, était au côté de son leader. « Il y a
dix ans de cela, je n’aurais même pas
imaginé pouvoir adhérer à la Ligue à
Lecce. Faire campagne sur la place Saint-
Oronce, symbole des luttes politiques,
constitue un moment historique du dé-
veloppement du parti dans le Sud », ra-
conte le militant, toujours exalté.
Dans la foule braillarde des résis-
tants figurait Juliette Franco, mili-
tante de l’ARCI, la plus importante
ONG socioculturelle laïque du pays,
marquée par l’antifascisme. « Il était
fondamental de “tenir” la place, de
montrer, physiquement, et par nos cris,
que Lecce est une ville ouverte, mobili-
sée contre les idées dangereuses de la
Ligue. Tant pour défendre l’ouverture
du pays que la fierté du Sud ».
Quelques jours plus tard, la Ligue
remportait les élections européennes,
forte d’un score record dans la province
de Lecce (26,85 %). L’élection munici-
pale a suivi : Carlo Salvemini, à la tête
d’une coalition de centre-gauche, con-
cluait son marathon de porte-à-porte (à
vélo et muni d’un porte-voix) par un
meeting place Saint-Oronce, sous le
balcon du bureau qu’il occupe à pré-
sent. « On assiste en Italie à une satura-
tion des débats à la télévision, constate-
t-il. La solution, pour redonner foi en la
politique, est de revenir vers les places, re-
trouver un “contexte émotionnel” direct.
Plus encore depuis que les corps intermé-
diaires ont perdu de leur influence ».
Carlo Salvemini ouvre grand sa fenê-
tre, une clarté aveuglante s’invite dans
la pièce. « La place, c’est l’expression la
plus authentique de la ville italienne. Le
maire de Vicence (Nord-Est) est passé
l’autre jour. On se demandait quelle
était la principale différence entre “nos”
places. Je crois que c’est la lumière ».
Parmi les décisions les plus attendues
de son début de mandat figure le deve-
nir de la statue de saint Oronce – ou
l’érection d’une copie. Pour cela, le
maire dit faire « confiance à la science ».
Pas question non plus de toucher à la
musique de Tito Schipa, pulsée du toit
surplombant son bureau. Ces airs aux
accents tantôt joyeux tantôt tragiques
célébreront à jamais, comme un jour
sans fin, ce petit théâtre quotidien qui
ne fait jamais relâche.p
thomas saintourens

Prochain épisode Place de Bardi
(Emilie-Romagne)

ALEX GREEN

SUR CETTE PLACE,


LE BAROQUE, INTIMEMENT


ASSOCIÉ À CETTE


ÉLÉGANTE CITÉ DE


90 000 HABITANTS,


PREND SON SENS


LITTÉRAL


L’ÉTÉ DES SÉRIES

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